De l'art de porter des chaussettes
Trois souvenirs, vingt ans d'intervalle et un petit quelque chose invitant à suivre notre propre chemin.
Faute de goût
L’époque du collège résonne chez moi comme quatre années d’une très longue interrogation. J’ai mis beaucoup de temps à comprendre pourquoi il fallait que je m’habille d’une certaine façon, pourquoi les coquilles vides étaient les personnes les plus admirées du campus, et pourquoi mon étiquette de bonne élève était un frein à faire partie de la troupe.
Un de mes souvenirs d’adolescente a lieu au pied d’un escalier, au rez-de-chaussée de ce collège bourré d’élèves blasés. Comme d’habitude, je n’ai pas fait attention à la manière dont je me suis habillée — ou plutôt, j’ai tenté d’adopter des codes vestimentaires avec un tel désintérêt que je suis probablement à côté de la plaque. C’est pour cela qu’une de mes camarades de classe, qui a sûrement pitié de moi, me rétorque : « Tu devrais pas porter tes chaussettes comme ça, ça fait pas très mode. »
Dans mes instincts de rébellion de punk timide, il me semble que j’arrive à rétorquer quelque chose comme « eh, je fais ce que je veux hein ». Ma répartie était médiocre, mais cette colère franche marque le point de départ d’un réflexe qui m’accompagne depuis toujours : pourquoi donc devrais-je suivre ce code-là ?
Dans ma tête de gosse de quatorze ans, l’absurdité de la situation me sidère : on ne s’approchera pas de moi parce que mes chaussettes remontent sur mes chevilles. Je serai acceptée si et seulement si je les plie de telle sorte qu’elles disparaissent dans mes chaussures. Ça n’a aucun sens, mais c’est comme cela que je ne serai pas seule, dans cette jungle inhospitalière peuplée de jeunes boutonneux.
La porte du bar
Dix ans plus tard, je suis plantée devant la porte d'un bar de Boston, en compagnie d’une dizaine de personnes prêtes à s'enfiler des shots. Je suis supposée les suivre avec joie et emphase pour être raccord avec ma jeunesse, je dois boire pour s’amuser avant de devenir une vraie adulte.
Mais tout ce que je vois, c’est à quel point ce bar est exigu, bruyant et bondé. J’imagine déjà les excuses qui vont me permettre d’éviter ou de fuir ce cauchemar annoncé.
Dans mon corps et dans mon cerveau, c’est le bordel : si je n’y vais pas, je vais gagner l’étiquette de la fille sérieuse (ou bizarre, c'est selon). Si j’y vais, je gagne mon entrée pour le paradis de la clique populaire. Ainsi donc, où que j’aille, je me retrouverais devant ce même dilemme : est-ce que je replie mes chaussettes, ou est-ce que je les laisse telles qu’elles sont ?
Cinq astuces
Dix ans plus tard, j'ambitionne de repenser mon entreprise, installée dans un confort dangereux : une clientèle fidèle mais limitée, des compétences bientôt avalées par l'IA, et des budgets de plus en plus serrés. Je prends le pari de me spécialiser dans une branche en devenir de mon secteur d'activité, en adoptant, pour la première fois de ma vie d'indépendante, la posture d'une entrepreneuse.
D'abord fascinant, l'apprentissage du soloprenariat finit par me fatiguer de par ses méthodes vérifiées et ses recettes-miracles. Je me sens contrainte par des publications en cinq points qu'il faut suivre sous peine de manquer le coup. Dans les moments difficiles, je me prends en pleine figure le succès apparent d'entrepreneurs populaires adressant des publications polissées.
Suis-je une "vraie" entrepreneuse si je n'ai pas l'ambition de gagner des dizaines de milliers d'euros en vendant une énième formation en ligne ? Ai-je le droit de ne pas penser en détail à un tunnel de vente ? Puis-je délaisser les réseaux sociaux et avoir une entreprise qui roule ? Devrais-je replier mes chaussettes, ou bien les arranger comme je le souhaite sur mes chevilles ?
Les issues de ces histoires importent peu, tout comme l'âge à laquelle elles ont été vécues. L'importance réside dans leur point commun : elles ont été le théâtre d'un sentiment diffus indiquant d’inventer la recette d’une vie toujours plus connecté•e à soi.
Ces anecdotes m’ont montrée que, quand des choix sont faits en accord avec le cœur, la tête et l'intuition, des chemins cachés s’offrent naturellement à nous. Peut-être sont-ils un peu étroits, peut-être même que certains mènent à une impasse, mais tous valent le coup d'être empruntés.
Alors, qu’importe les motifs de vos chaussettes, puisque c’est si bon d’être bien dans ses baskets !