Les écrins manquants
Aussi tendance que le terme puisse être, il existe bel et bien des humains si sensibles que leurs émotions ont tendance à déborder.
Depuis quelques temps, je reçois des images de ma silhouette en baskets avalant des kilomètres de marche en montagne, libre de prendre des chemins tordus et ombragés. J'arrive même à renifler l'odeur des feuilles d'automne prêtes à tomber et à mariner dans des flaques de pluie fraîche.
Mon cerveau m'envoie également, plusieurs fois par jour, les images d'œuvres littéraires révisées sous forme de films : La vie rêvée de Walter Mitty, porté par Ben Stiller, Wild, adapté du best-seller de Cheryl Strayed, Mange, prie aime, d’après de l’ouvrage d’Elizabeth Gilbert. Des histoires d'humains largués, voir timorés, comprenant qu'ils font fausse route et décident d'en emprunter une autre, caillouteuse, peu fréquentée, non balisée.
Je me suis replongée dans la version hollywoodienne de Mange, prie aime. Julia Roberts y joue Liz, une autrice en quête de sens, de justesse et de gourmandise. Dans ce film niais à souhait, Liz, de passage à Rome, déguste un plat de spaghettis en compagnie de ses nouveaux amis européens. Ensemble, ils se questionnent : "On a tous un mot qui parle de nous ! Quel est ton mot, Liz ?" L'autrice ne sait que répondre. Le regard éteint, dans un effet narratif entendu, elle nous fait comprendre pourquoi elle a choisi de tout plaquer : pour trouver ce qualificatif, ce mot, son identité.
Il est souvent plus évident de désigner ce que nous ne sommes pas. Je ne saurai dire quel est "mon" mot, mais je peux affirmer que "hermétique" ne l'est pas et ne le sera jamais. J'ai un gros cœur fourré d'émotions. Il est même si plein d'émotions qu'il bat plus vite que la moyenne, j’en viens même à me demander si je ne finirai pas par mourir d'une crise cardiaque pour avoir trop ressenti, ou trop goinfrer ce cœur de sensations aléatoires, intenses et contradictoires.
On peut voir les choses ainsi : nous avons tous un cœur et un cerveau. Les vôtre sont enveloppés dans un écrin de verre solide suffisamment bien foutu pour filtrer la plupart des stimuli que la vie distribue au cours d'une journée.
Je suis née sans ces écrins. Cœur-et-cerveau sont à vif, de manière continue. Je dois en prendre soin, les rassurer, les isoler pour qu'ils puissent digérer les lumières, les sons et les couleurs qu'ils ont récolté en chemin sans être en capacité de les trier.
Quand je n'ai pas d'autre choix que de voguer dans un quotidien pressé et pressant, cœur-et-cerveau enregistrent tout, sans pause, et je dois les cacher dans la solitude durant des heures pour qu'ils se mettent à ranger leurs affaires.
Ces temps de solitude sont mes écrins manquants.
C'est éreintant, de ressentir autant. Ça l'est d'autant plus quand il est préférable de le dissimuler. Montrer une fragilité émotionnelle dans une société braillarde ? Assumer que tout nous touche ? Laisser sortir l'intime devant des personnes incommodées par tant de vulnérabilité ? Ravale tout ça, petite chose. Laisse les mouvements pétiller, muer et remuer en toi. Ça ne doit pas sortir, c'est indécent. Il y a forcément de la place, dans ton corps, pour stocker toute cette agitation.
Cœur-et-cerveau sont comme des enfants qui n'ont jamais appris à faire la part des choses. Ils ne sont pour autant pas défectueux : ils ne savent pas se protéger et c'est à moi de les guider, de respecter ce qu'ils sont. Parfois, ils me gavent ; parfois, je les bénis. Un peu comme vos enfants, sûrement.
Être hyper (ou trop, pour certains) c'est avoir chez soi une armoire secrète renfermant une collection de dômes en verre de toutes tailles. De petites coupoles transparentes où l'on va glisser cœur-et-cerveau en fin de journée, pour qu'ils puissent goûter à la quiétude. On optera pour un large dôme quand le cœur sera lourd d'émotions vives ; et pour un dôme plus mince quand le cerveau aura été requinqué par la joie, le silence et les rires à la fois.
Un peu comme si, au lieu d'une rose sous cloche en train de fâner, il y a une âme sensible en train de récupérer. C’est cela, en partie, qu’on appelle hypersensibilité.