Pause
Une chronique à lire pour s'arrêter un instant avant de replonger dans un habituel vacarme agité.
J'ai retenu ma respiration, calant un bol d'air de mes poumons jusqu'au nombril. Maintenant, il n'y a plus que le silence à écouter. Un vrai bon silence, l'un de ceux où il n'y a rien à entendre, si ce n'est cette légère touche de vent qui vient se loger contre mes tympans.
Sinon, rien.
Rien.
J'expire doucement par le nez et me retiens d'inspirer pour profiter encore un peu de ce mutisme presqu'absolu. Il est beau, ce silence ; il est si rare, ce silence ; et il est à peine troublé par le passage de quelques voitures qu'on penserait égarées là, dans ce paysage si imposant qu'il assied encore plus ce calme intrigant.
Pourtant, il y a de la vie sous ces roches orangées et ces branches assoiffées. Lézards, antilopes, corbeaux et autres micro-organismes dont je ne connais ni le nom, ni l'existence, bien qu'ils vivent sur le même sol terrien que moi. Je ne les vois pas, je ne les entends pas, mais ils sont là, tapis dans l'ombre des blocs de pierres chaudes.
À des centaines de kilomètres de là, des montagnes enneigées sont le seul indice d'un point d'eau dans les environs. Pour y accéder, il faudrait emprunter cette route de macadam gris clair qui serpente dans ce paysage désolé mais grandiose. Si l'on met de côté les travaux titanesques qu'il a fallu pour faire serpenter cette voie parmi les sculptures de roches rêches, le paysage n'a probablement pas bougé depuis des siècles. J'écoute le silence absolu d'un paysage vivant mais immobile.
Je me sens si petite devant cette immensité désertique… Un désert dont le sable s'est transformé en rochers découpés, tranchés, polis avec le temps, disposés un peu partout dans un ensemble anarchique serein, suivant des tailles et des coupes dessinées selon les volontés d'un temps géologique que mon cerveau ne peut assimiler. Ce paysage, venu d'un autre temps et fonçant tranquillement vers un autre, me plonge dans un état d'humilité sain : je ne suis que de passage. Et ce passage, ma parole, il est court à en faire pleurer de rire ces pierres immobiles calées dans le sol depuis la nuit des temps.
Je ne suis rien, ou plutôt pas grand chose. Une humaine qui s'est déplacée dans le coin grâce à l'une de ces boîtes à moteur qu'aucun autre animal n'utilise. C'est un constat vertigineux avec lequel je communie, de temps en temps. Il peut faire peur à certains, même déranger des angoisses existentielles, mais il m'aide à redescendre sur terre quand ma tête est noyée dans la panique.
Un kilomètre. C'était la distance autorisée pour nos promenades pendant qu'un virus se promenait dans l'air à la recherche de poumons à attaquer. La chance, le destin ou un choix bienheureux a voulu que, cette année-là, j'habite à moins d'un kilomètre d'une rivière. J'avais accès à l'un de mes spots préférés, celui où des arbres anciens se penchent amoureusement sur une rivière brillante, qui jouait avec joie avec des pierres aplanies par ses flots. Deux ou trois chats errants ont élu domicile dans un recoin herbeux. Le tout s'amuse en passant de tons bleus à ocres, tout en envoyant valser des feuilles jaunies par le soleil.
La route passe juste derrière cet endroit préservé, une route à sens unique tâchant de faire son trou dans un environnement urbain si ancien qu'il n'a pas été pensé pour que des voitures y carburent. Les piétons se collent aux murs des maisons limitrophes pour éviter de se faire renverser par les ambulances, cette route étant la seule qui mène à la clinique du coin. Elle est aussi la seule qui mène à un parc au bord de l'eau, et la seule qui permette de faire demi-tour vers l'artère principale de la ville.
Cette route hyper fréquentée a donc pour habitude de couper court aux sons des micro-cascades et de faire taire les oiseaux les plus fiers.
Au printemps de l'année du virus, quand je suis sortie de ma grotte pour retrouver mon spot préféré, quelle n'a pas été ma surprise d'entendre des sons autres que des moteurs vrombissants. Les oiseaux s'en donnaient à cœur joie, piaffaient dans tous les sens, et je n'ai pas réussi à compter le nombre de papillons qui se bécotaient dans les buissons. Quant aux canards, ils se laissaient glisser sur l'eau sans être, pour une fois, perturbés par les tremblements du macadam voisin. C'était beau.
Dans ces espaces-temps si particuliers, je n'avais plus grand chose auquel me raccrocher. Sans réseau, je ne pouvais pas m'enfiler de grosses quantités de Reels éphémères ni me prendre des images sonores en pleine face.
Bien sûr que je suis remontée dans ma voiture pour voguer en-dehors du silence. Bien sûr les humains ont repris le cours de leur vie quand la pause eut assez duré. Bien sûr qu'il y eut moins de papillons dans les buissons et de canards barbotant dans les mares. Mais il existe encore quelques endroits sur Terre où rien ne bouge ou rien n'est à faire.
Le désert silencieux autant que la rivière chantante m'ont remise à ma place. Je fais partie d'un tout, un tout avec des poils, avec des textures, avec des organes ou des épines, un tout qui vit autrement, lentement, qui n'a que faire de l'idée d'un temps délimité en heures, coupé en minutes, pensé en secondes.
En tant qu'humain, nous sommes, agissons et dessinons l'environnement d'après un point de vue d'animal différent, voir intelligent. En défiant cette arrogance, on pourrait embrasser l'endroit où nous vivons tous.
C'est niais, hein ? Et pourtant, c'est si vrai.