Se souvenir des belles choses
Au départ, ce n'était pas une bonne résolution, et c'est probablement pour cette raison que je tiens cette habitude depuis le premier jour de l'année.
Je suis loin d'être une acharnée des habitudes trackées : rien que le fait d'imaginer une to-do-list exigeant de suivre une morning routine chronométrée m'angoisse. Je me dois d'être particulièrement rigoureuse pour gérer mon entreprise, autant ne pas téléscoper un tel sérieux à ma vie personnelle. Je ne serai donc pas successful puisque je ne suis pas la recette à la lettre, mais qu'importe : c'est en étant libre d'un système de suivi rigide que je suis la plus assidue à une tâche.
Étonnamment donc, je tiens le même rituel depuis plusieurs mois : celui de noter mon meilleur souvenir de la journée.
Chaque jour (ou presque), je me rends sur une page réservée de mon logiciel de gestion, grille imagée et colorée sur laquelle j'ajoute ce petit moment de vie qui a fait le sel de ma journée. Je n'ai pas à réfléchir longtemps pour inscrire une nouvelle entrée : je ressens encore, tapie chaudement dans mon ventre, la beauté de cet instant mémorable. Qu'il ait été court, fugace, sage ou exalté, cela importe peu : la joie était de passage.
Je résume mon souvenir du jour en une phrase, l'illustre d'un visuel pioché dans une banque d'images lambda, ajoute la date et voilà : cet instant a existé, il est la preuve que le plaisir et la légèreté existent dans le quotidien d'un esprit (pré)occupé.
Il m'arrive de remonter dans le temps en déroulant cette grille de souvenirs, où les moments partagés avec mes proches côtoient les instants de plaisirs simples. Je pourrais ajouter des gratitudes, des fiertés ou toute autre ingrédient traditionnel d'un bilan hebdomadaire dont les entrepreneurs raffolent, mais le souvenir me suffit.
Quand on a la sensation qu'on ne fait pas comme tout le monde, soit on s'en tape, soit on se demande ce qui ne va pas chez soi. Malheureusement, j'ai tendance à répondre de la deuxième catégorie.
Il y a deux ans, je me suis donc lancée dans la lecture de méthodes sur la productivité, laissant mes mirettes parcourir les lignes des meilleurs best-sellers sur le sujet. Je n'avais pourtant pas pour habitude de lire ce genre d'ouvrages, préférant largement me vautrer dans une fiction où la conquête de l'espace côtoie la découverte d'œufs de dragon prêts à éclore.
Mon partenaire a coutume de dire que ces bouquins — ceux sur la productivité, pas sur les dragons — ont tendance à s'étaler sur cent-cinquante pages alors qu'un article de blog aurait suffit. Ce n'est pas faux, mais pas tout à fait vrai non plus. À vrai dire, ces best-seller, vendus comme des méthodes fonctionnelles et éprouvées, sont comme des coachs à domicile : il faut que les chapitres se répètent, se fassent écho pour qu'enfin le message s'imprime dans notre cervelle et que nous nous mettions en route vers le succès.
Mes nouvelles habitudes de lecture étaient parties du mauvais pied : comme je ne comprenais pas pourquoi j'étais la seule à ne pas écouter de podcast business ou à lire ces écrits américains prévenant toute velléité de fainéantise, j'ai commencé à encombrer mes étagères d'ouvrages dont les chapitres prescrivaient, dans le menu détail, LE plan d'action pour être plus prolifique, plus organisée, plus admirable.
Au bout d'un certain nombre de lectures, ma nouvelle organisation était prête : rituels matinaux, objectifs de la journée, lectures de mantras, pauses de trois minutes en mode cohérence cardiaque, séances de sport hebdomadaires, rites de fin de journée, protocole mensuel d'écriture… Tout était optimisé pour relier mes objectifs : être organisée, faire tourner une boîte rentable, être une bonne professionnelle (voire la meilleure), augmenter mon estime personnelle, être en forme, gérer le domestique, arrêter d'être anxieuse et devenir autrice acclamée.
Il n'était clairement plus question d'imaginer quel peuplade de l'espace allait récupérer les bébés dragons tout juste sortis de leur coquille.
Comme j'avais beaucoup à faire — et encore plus depuis que mon agenda s'était rempli de nouvelles plages de temps à rentabiliser — je prenais peu de vacances, sauf cet automne-là. Dix jours près des montagnes, où je m'étais imaginée dans un café, lovée dans un fauteuil cossu, un nuage de lait fin sur mon cappuccino légèrement refroidi, prenant le temps de lire les lignes de cet ouvrage dont le bandeau rouge dithyrambique racontait combien il m'aiderait à être la meilleure version de moi-même.
L'anticipation l'emporta sur la réalité car, quand le moment arriva, quand j'ouvris le livre sur ce fauteuil cossu, je le laissais vite reposer sur mes genoux à chaque nouvelle page lue. C'était trop. Je n'en pouvais plus de ces gens qui me disaient que si je ne cochais pas toutes les cases de mes ambitions, j'allais être relégué au rang des gens normaux ; que si je ne parvenais pas à tenir des routines pas si compliquées, j'allais avoir une vie fade et banale, comme tous ces normies — sauf ceux qui ont tout compris et qui, eux, ne se sont pas relâchés.
J'étais épuisée.
Un jour d'hiver, une amie, passée maîtresse dans l'art de l'organisation et du kiff, me confia un modèle de document spécialement conçu pour dresser le bilan de l'année alors presque écoulée. J'étais dans les starting block, prête à analyser mes KPI et à checker mon ROI. Au lieu de ça, je me suis retrouvée devant un tableau vide sur lequel j'étais invitée à inscrire les événements marquants des douze derniers mois.
Que s'était-il passé en janvier ? Au printemps ? Aux premiers jours d'hiver ? Ma mémoire me fit soudain défaut, et il a fallu que je remonte le fil de mon agenda en ligne pour lever le voile sur des souvenirs déjà rangés dans un tiroir caché de ma cervelle.
À ma grande surprise, l'exercice était plaisant. J'ai même plongé avec délice dans les recoins de ma mémoire, fermant les yeux pour mieux retrouver les sensations de doux instants passés. C'était comme si je recevais des cartes postales. Je me suis dit que je devrais renouveler l'expérience, l'année suivante.
C'est ainsi que le répertoriage de mes souvenirs a commencé. Rédiger une courte phrase par jour, sans obligation et sans avoir à tout raconter dans le détails ; peut-être parce qu'une phrase me suffit pour connecter à ce qui fut ; ou peut-être parce que ces instants sont parfois si banaux, si peu remarquables qu'ils en deviennent insaisissables.
Car telle est la leçon de cette bonne résolution imprévue : au bout de cinq mois, parmi les cent-vingt-et-un souvenirs répertoriés, aucun n'était lié à mon activité professionnelle. Je ne trouve pas trace de contrats signés, de formations complétées, de prospects décidés ou de posts plébiscités.
Non : tous ces souvenirs, restitués sous la forme d'une grille d'images colorées, sont d'une confondante simplicité.
Je suis émue rien que de penser à ces trucs tout cons. Ça m'émeut parce que je découvre que chaque jour contient des secondes extraordinaires, que l'on peut repérer, voir provoquer. Je me dis que ces instants-là sont des cadeaux pour la personne âgée que je serai ; que quand je ne pourrai ni me déplacer ni lire sans loupe, je pourrai me connecter à ces petits riens qui ont marqué mon existence. J'aimerais apprendre à les remarquer, à les saisir et à les vivre pleinement, ces instants magiquement quelconques.
Manger une glace avec une amie.
Jouer à un jeu de société en buvant un verre de vin.
Apprendre à jouer aux échecs.
Lire plus d'une heure avant d'aller me coucher.
Prendre le temps de me reposer.
Et surtout, n'avoir aucune case à cocher.