Un rien banal, épisode 1
Jours 360 à 31 : majesté d'une toile d'araignée, errance au rayon dentrifice et vie cachée d'un papi édenté.
Dans le milieu dans lequel j'évolue, une proportion non négligeable d'humains considèrent que la banalité est médiocre, que seul l'extra-ordinaire dopé au dépassement de soi est l'ingrédient d'une existence admirable. La lenteur est mollesse, la contemplation du temps perdu, la douceur un condensé de niaiserie vaine, la modestie un manque d'audace, la rêverie la pièce principale d'une vie fade. Est-ce si vertigineux, pour nous autres bipèdes, de nous contenter de la beauté, puis de disparaître sans bruit ?
J'accueille avec une sincère affection mon statut d'être de carbone qui ne va pas marquer les esprits. C'est un acte profondément libérateur de ne plus être en quête de validation extérieure pour se sentir exister, mais de quêter chaque jour le sublime des choses ordinaires. La vie lente et contemplative n'empêche pas d'avoir de l'ambition, aussi choupette qu'elle puisse être perçue par les bourrins qui n'ont pas besoin de rêver.
Afin d'entretenir ma plume, de trouver de nouveaux mots et de nouvelles manières de les marier, j'écris un petit peu chaque jour sur la beauté des instants de rien, sorte de poésie de l'insignifiant, de l'insipide, de tout ce qui peut être considéré comme négligeable et si peu digne d'intérêt quand nous sommes dans l'obsession du remarquable.
Tous les mois, je sélectionne et partage un condensé de ces instants de vie indéterminés dont objets et lieux communs sont les acteurs oubliés de poésies manquées.
Pas d'objectifs, pas de méthodes, ni de conseils.
Un quotidien Un rien banal.
Jour 360. Une nuit
Il est cinq heures une du matin précisément. Mon cerveau, en manque de mes habituelles inquiétudes, projette des instants de vie future qui n’arriveront probablement jamais. Je reconnais l’angoisse montante d’événements grossis par les traits de la nuit : elle m’enserre la gorge et libère des flux de stress dans mon corps endormi.
J’ai du mal à retrouver le sommeil, égaré sous les combles.
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Il fait jour depuis longtemps quand je m'éveille une seconde fois, les membres alanguis sous une couette doublée d’un plaid chaud. Férue des aurores, il est rare que je me lève si tard. Je pense à la tasse de café brûlante que je vais bientôt savourer, à la chaleur amère de son eau sombre s'instillant dans les veines de mon corps reposé.
En quittant ce nid douillet, je réalise une nouvelle fois le talent qu’à la nuit pour annoncer des scénarios catastrophes dont le jour révèle toute l’abondante absurdité.
Jour 361. Une toile d'araignée
Nous tendons nos mains gantées vers le large brasero de la guinguette déserte. Sous les loupiottes suspendues, quelques péquenauds rôdent autour des food-trucks fermés. Tant pis pour le lieu figé par la langueur des derniers jours de l’année : nous chopons un palet et entamons une partie de Air Hockey. La table semble si heureuse qu’elle clignote de tout son saoul pour afficher les scores, indifférente à la qualité médiocre de notre jeu.
En fin de partie, J. me prend dans ses bras : je me sens si légère que je manque de m’envoler.
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En rebroussant chemin, je suis fascinée par les toiles d’araignée qui relient les poutres d’un petit pont. La finesse des fils ne fait pas honneur au solide travail de dentelle des arachnides. Des spots de lumière mettent en valeur ce travail d’orfèvre : je distingue même des gouttes d’eau à califourchon sur les toiles bercées par la bise.
Jour 362. Un cycle
Je suis de nouveau empêtrée dans une boue mi-rêveuse mi-éveillée alors que le soleil pique encore du nez. Se réveiller trois jours de suite à la même heure, cela relève-t-il du hasard, d’une Lune joueuse ou d’une Planète qui s'ennuie de tourner en rond ?
Jour 363. Cache-cache
C’est un petit cinéma de quartier. Ou plutôt, l’unique salle de projection locale jouant à cache-cache dans les ruelles calmes de ce village. Cela fait bien longtemps que je ne me suis pas rendue au cinéma alors que ce lieu vibre d’un pouvoir tout magique : celui d’oublier qui l’on est, d’où l’on vient et où l’on se trouve pendant l’heure et demie réglementaire d’un long-métrage. Plaisir oublié : celui de débarquer dans la salle noire sans connaître aucune bribe de l’histoire proposée.
Dans le film, les personnages ont du mal à dire l’amour.
Jour 364. Présents absents
Il y a cette forme de tristesse mêlée d’amour qui me paraît bien difficile de sculpter par les mots. Ce moment où nous nous embrassons sur les joues alors que les guirlandes s’éteignent et les sapins fanent. Nous repartons les bras chargés de nouvelles choses tout en étant dépossédés des étreintes des êtres aimés.
Jour 365. De la brume
Le brouillard cache toute chose qui a le défaut de regarder trop haut vers le ciel. La brume a envahi la forêt et capturé la cime des arbres nus. En avançant dans les bois, tandis que mes bottes chopent des lopins de boue fraîche, je m’imagine évoluer dans un scénario post-apocalyptique à la McCarthy, dans lequel un éternel voile de larmes couvre l’espoir des hommes. Sur la route reste à ce jour le livre le plus déprimant que j'ai jamais lu.
J’ai roulé dans la nuit comme on traverse un banc de brume sans fin. Les phares des véhicules m’ont indiquée le chemin poudré de cette masse de nuages dissolus. Chaque point de lumière, perdu sur le bitume couvert, s’étalait en de longues stries fines, ajoutant une dose de défi à mes lunettes d’astigmate ambulante. Quand nous sommes arrivés, je me suis cachée sous un plaid aux poils doux et chauds, enlacée près de mon chat aux poils chauds et doux.
Jour 2. Un supermarché
Quelques âmes en peine circulent dans les allées, pâles silhouettes prenant de l’élan avant de se perdre dans un quotidien pressé. C'est la seconde fois que j'erre dans les limbes d’un supermarché vide de toute présence humaine : seuls les néons criards et les emballages charmeurs me tiennent compagnie.
Sensation d’avoir été posée là, les traits inquiets soulignés par des tubes de lumière trop blanche, dans l’attente de voir débarquer une armée de zombies du rayon Dentifrice.
Jour 5. Un économe
Mon économe me mords la paume à intervalles réguliers pour manifester son désaccord à ce que j’use sans vergogne ses dents sur la peau de cette courge rêche. Mon plan de travail est un champ de bataille couleur orange. Je bugge devant les pelures entortillées, imaginant un quotidien idéal durant lequel je prendrais le temps de regarder, de toucher, d’épépiner, de peler et de trancher la chair safranée avant de goûter son délicat goût de châtaigne.
Si nous n’étions pas si occupés, notre quotidien serait nettement plus érotique.
Jour 7. Du courant
Trois coupures d'électricité ont rythmé mon après-midi. À chaque fois, la sensation que la maison se dégonfle, comme si elle expirait après avoir longuement retenu sa respiration. L’instant d’avant, les légers cliquetis de la connexion ; une seconde après, le silence comme seul son. Quand ma maison expire et s’endort, c’est à mon tour d’être sous tension.
Dans ces moments où les lumières se taisent et les réflexes sont vains, je pense à toute la fragilité du monde que nous avons construit. Un coup de vent suffit pour casser la marche de nos royaumes électrifiés.
Dans un sursaut de vilaine malice, je pense aux influenceurs instagramesques qui ne sauraient que faire de leurs merveilleuses _stories_ pré-enregistrées vantant les mérites d’une crème pour les pieds aux douces effluves de leur vide intérieur.
S'il n'y avait plus de courant, nous ne serions plus au courant de rien.
Jour 18. Un café
Aujourd'hui, j’ai somnolé à la bibliothèque, à moitié affalée sur un petit fauteuil délaissé entre le rayon des livres de cuisine et celui des auteurs régionaux. Une heure auparavant, je savourais un cappuccino dans l’un de ces cafés à l’ambiance chaude et sucrée, de ceux qui me manquent tant. Les murs étaient parés de lattes de bois sombres et de cartes du monde ancien peintes à la main. Nous étions les premiers à nous installer dans cette antre, aux côtés du présentoir de gâteaux frais. La buée n’avait pas encore envahi les fenêtres ni transformé le lieu en une bulle de partage et de gourmandise.
Le shot du café n’a pas atteint mon corps devenu lourd, traînant, et il a fallu que je glisse ma carcasse sur ce fauteuil oublié pour retrouver un soupçon de volonté.

Jour 19. Du brouillard
Rien de nouveau sous le soleil - ou plutôt, sous la pluie diffuse que le brouillard laisse tomber de sa masse sur des paysages toujours gris. Cela ne me fait rien, finalement, de contempler le flou chaque jour : cela invite plus à glaner du côté de mon imaginaire qu'à opter pour un abattement mélancolique.
Jour 20. Des assiettes
Les mains dans la vaisselle, je suis loin d'être au cœur d'une vie glorieuse. Se débattre avec des restes d'oignon brûlés, racler la casserole en inox, ce n'est pas très glamour. Par contre, l'eau chaude calme ma peau fanée par le gel du dehors ; la mousse généreuse évoque les sculptures éphémères de mes shampoing d'enfant ; et les assiettes sortent gaiement de leur bain de bulles à l'amande douce.
Jour 21. Une brasserie
Je n'ai pas réussi à me cacher dans le petit carré cosy, au fond du bistrot. Ou plutôt n'ai-je pas osé me diriger droit sur l'un des fauteuils de velours vert attendant sagement des paires de fesses. Pour cause : les après-midi, les clients se font rares, l'espace est clairsemé de têtes blanches, celles qui n'ont plus à courir après le temps, qui l'ont déjà en partie consommé, ou par trop amassé ces derniers temps, dans cette solitude comblée par les chaînes télévisées.
Je dresse là un portrait bien pessimiste de mes voisins de table ! Qui sait si cet homme aux bajoues piquetés de poils blancs n'est pas en train de prévoir ses prochaines actions nocturnes, slip et cape de super-héros étoilée planqués sous sa chemise à carreaux ?
Et cette petite dame aux longues boucles blanches… N'est-elle pas en train d'attendre son tout premier date lesbien avec Linda, soixante-dix ans et des brouettes, championne de France de claquette et artiste-peintre à ses heures gagnées ?
Jour 24. Une ville
Je ne supporte plus les grandes villes, celles-là même qui n’ont pas un brin d’herbe pour donner la réplique aux panneaux de béton gris. Je ne comprends pas ces espaces où l’on ne peut respirer l’air de la solitude, où les bruits sont piégés dans les oreilles de la densité humaine.
Depuis le septième étage, mon regard s'arrête sur un horizon de briques rouges accueillant des clones de volets fermés sur des existences inconnues. Au-dehors, la vie s’agite, les pas s’accélèrent, les moteurs rugissent, les lumières s’incrustent dans les rétines surchargées de formes mal définies.
Je cherche un refuge pour digérer ces particules de trop-plein.
À votre tour de raconter cet instant de votre mois de janvier où le banal a rencontré la beauté !
Qu’avez-vous ressenti ? L’avez-vous même remarqué ?
C'est fort et ça se lit d'une traite.
Dans mon TGV du mardi m'emmenant de Toulon à Aix-en-Provence, mon casque sur les oreilles, Nada Surf, Snow Patrol ou AaRON qui y jouent leurs mélodies, je te lis en voyant défiler en arrière-plan les premiers rayons de soleil éblouissants l'eau calme de la baie de Bandol, envahissant les salons encore somnolents des maisonnettes placées aux abords des rails. Tes textes du quotidien sont beaux. Ils ont embelli le mien ce matin. M'ont même poussés à écrire ces quelques mots à mon tour. Merci !