Burn-out à la grenadine
Quand Lucie m'a racontée son histoire, je pensais que ça ne pourrait pas m'arriver.
J'ai discuté avec Lucie1 pendant deux heures, un soir d'automne. Nous ne nous étions étrangement jamais rencontrées alors que nous habitions à quelques kilomètres l'une de l'autre, et que nous avions récemment fait partie d'un même programme de formation en ligne. C'est ainsi : les rencontres arrivent parfois en décalé.
Perchées sur des chaises hautes, les sacs accrochés à une table en forme de tonneau, nous avons commandé des boissons sans alcool au serveur de ce bar à vins local. "Attention les filles, ne faites pas trop de folie !" nous a-t-il rétorqué en s'éloignant vers sa collection de bouteilles de rouge. Ça nous a fait marrer.
Ce moment léger a permis d'effacer notre timidité naturelle, permettant à Lucie d'évoquer sa déception quant à la formation qui venait de s'achever. Je ne pouvais qu'être d'accord avec elle : le programme, contrairement à ce qui était vendu, manquait clairement d'accompagnement. Nous étions noyées dans la masse des cinq cent élèves discutant à tout va sur des dizaines de canaux Slack. Certes, nous avions appris à consolider nos projets entrepreneuriaux, mais au sortir de ces douze semaines d'études, nous ressentions toujours un certain manque d'assurance.
Ce soir-là, entre deux gorgées de grenadine, Lucie m'apprend qu'elle a choisi de se lancer en tant qu'indépendante à la suite d'un burn-out. Histoire familière puisque le sujet de l’épuisement professionnel revient tel un fil rouge dans mes lectures, mes échanges et mes écoutes. Je suis fascinée par le fait qu'un être humain, aussi censé, réfléchi et équilibré qu'il puisse être, préfère griller son cerveau plutôt que d'arrêter de se rendre malade à cause de son travail. Comment peut-on aller jusqu'à disjoncter, s'effondrer parfois, puis tenter de raccrocher tant bien que mal les câbles d'un cœur délaissé à un cerveau ralenti ? Comment peut-on en arriver là ? Et comment se fait-il que ce phénomène soit si répandu ?
À mon compte depuis plus de dix ans, j'avoue être en décalage avec la réalité du monde salarial. Je me méfie cependant des généralités : tous les patrons ne sont pas de méchants capitalistes prêts à aspirer toute trace de joie en vous ; et toutes les entreprises ne comptent pas sur la présence d'un baby-foot pour compenser un management défaillant. Jusqu'à ma discussion avec Lucie, dans l'espace feutré de ce bar à vins, je n'avais en tête que les témoignages gémissants d'amies victimes d'une hiérarchie mal foutue.
À mesure que mon acolyte du soir me déroulait le fil de son histoire, j'ai eu en tête les mots d'un épisode de podcast relatant les suicides chez France Telecom, au début des années 2010. Le management toxique de l'entreprise, lancée dans une quête avide de profits, avait poussé une vingtaine de personnes à s'ôter la vie. À ce souvenir se sont superposées les images choquantes d'un feuilleton dans lequel le comédien Didier Bourdon, dans le rôle d'un salarié dévoué, se cogne la tête contre un bureau en pleine réunion d'équipe, pour se faire mal, mal, mal, le plus mal possible pour éteindre un désespoir sans fin. Et puis, il y a ce documentaire écouté pendant une session de ménage : une femme y expliquait qu'un jour, elle n'arrivait plus ni à se lever, ni à parler. Elle était vide, une loque, il n'y avait plus rien à l'intérieur d'elle. C'était éteint, tout cramé. Sans vie.
Mon cerveau m'a ressorti d'autres exemples de sons et d'images grâce auxquelles je m'étais documentée sur le sujet. Je ne savais pas trop quoi faire de tout ça. Ce soir-là, attablée devant ce baril changé en table, j'étais trop fatiguée pour me faire un avis sur le sujet.
Lucie achevait son récit alors que je repensais aux profils des inscrits de notre formation commune. Au cours des trois mois passés ensemble, le portrait-robot de mes camarades de (grande) classe s'était dessiné : la grande majorité étaient des femmes en reconversion professionnelle. Un nombre inquiétant d’entre elles avait traversé un épisode de burn-out. Elles étaient là pour recoller les morceaux, se reconstruire en travaillant depuis chez elle, à leur rythme. Un vrai puzzle de femmes brisées.
Quand Lucie m'indiqua que, désormais, elle mettait ses compétences au service des professionnel•les du bien-être, je n'ai pas été surprise une seconde car toutes ces femmes en vrac, cachées sous des avatars souriants, voulaient se lancer dans une carrière tournée vers l'écoute, le soin et la considération. Coachs, aidantes, accompagnantes, enseignantes de sophrologie, qu'importe tant qu'elles pouvaient apporter de la douceur à toutes celles et ceux qui se noient dans un abime de vide et de stress pressurisé.
Ces personnes se sont toutes retrouvées au même endroit au même moment, à la recherche d'une alternative à ce qui leur était arrivé — sans distinction d'une pression dictée par un perfectionnisme maladif, ou d'un stress intense généré par un entourage professionnel malsain. Elles avaient oublié à quel point la douceur, la simplicité et la gaieté faisaient le sel de la vie. Enfin non, elles n'avaient pas oublié : elles n'avaient plus eu le temps ni l'espace mental de s'en rappeler. Elles étaient déjà déconnectées quand leur disjoncteur interne a sauté.
Je n'ai pas revu Lucie depuis cette soirée peu arrosée. C'était l'une de ces rencontres où deux personnes comprennent qu'elles n'ont pas plus d'atomes crochus que ça, et qu'elles ne se reverront probablement pas. Peut-être que Lucie n’était qu’un signe que la vie a mis sur mon chemin comme pour me prévenir d’être la prochaine grande actrice d’un type de scénario vu et revu.
Mais deux années ont passé et, sans m'en apercevoir, j’ai glissé dans cet abîme où le travail devient le centre de votre existence, où il définit votre valeur, où plus rien d'autre ne compte, pas même vos proches car vous devez avant tout être productive, attentive, occupée, concernée. Surtout, vous devez être éreintée en fin de journée pour mériter de vous écraser sur votre canapé sans culpabilité.
Vingt-quatre mois durant lesquels mon esprit était tellement encombré que je ne pensais plus à cette soirée à la grenadine, passée sous les voûtes en pierres d'une cave à vin de quartier.
Soirée que j’avais failli annuler car j’étais déjà trop fatiguée.
Lucie est un nom d’emprunt.