En avant les histoires
Le plaisir et l'imaginaire avant même la discipline et le rendement, mon enfant.
J'ai passé des après-midi entiers à imaginer des histoires de Playmobil, penchée sur le carrelage du garage. Était-je encore en train de jouer quand le vent d'hiver rendait le sol plus froid encore ? Je n'ai pas le souvenir que les saisons importaient : j'étais bien trop absorbée par la distribution de rôles à mes Sims en plastique. Je prenais plaisir à intervertir leurs perruques, les ôtant et les emboîtant sur des crânes à moitié ouverts dont seule une ligne marquait l'implantation de cheveux aux franges découpées en pointes d'épines.
J'avais avec moi un bloc-notes aux feuilles parfumées sur lesquelles je dressais la liste des familles habitant dans une ville improvisée : Jean-Pierre, Marie et leurs deux filles, Paloma et Jessica ; Bernard, Claude, leur fils Maxime et leur chat Ciboulette ; Philippe, Lydia et leurs jumeaux, Côme et Camille. Tous habitaient dans l'impasse, près de boîtes de rangement superposées que j'imaginais comme des montagnes surplombant la ville. La bande de joyeux drilles éternellement souriants coulait des jours paisibles dans les pièces de maisons en deux dimensions dont les murs épousaient les rainures des dalles blanches.
Imaginer les banales aventures de familles lambda était une passion1 qui a probablement rendu de fiers services à mes parents, libres de leurs mouvements alors que je passais des heures carrées à inventer les caractères de bonhommes sans nez. Je n'avais aucune notion du temps, si ce n'est qu'il fallait bien que je me nourrisse à certaines heures de la journée, m'obligeant, à regret, à mettre sur pause les nouveaux essais capillaires de Claude, de Maxime et de Paloma.
Mes figurines attendent depuis plus de vingt ans qu'une main nouvelle viennent les pêcher dans ces boîtes qui furent un temps montagnes. Du garage aux dalles blanches, je garde le souvenir d'un espace-temps indéfini qui a bien voulu accueillir mes histoires. Ces histoires, j'ai souvent essayé de les vivre dans le monde réel, emportée jusqu'à plus soif par un esprit romanesque dopé aux lectures fabuleuses.
Si j'avais adopté un regard d'adulte désenchantée, je pourrais ajouter à ces mots une plainte morne évoquant la douleur d'un paradis perdu, la fin d'une échappée belle, le subtil arrêt de la merveille innocence. Fort heureusement, la coiffeuse de Playmobil n'est jamais bien loin.
Quand je pense à elle, je remarque qu'elle ne s'est jamais demandée une seconde si ça valait le coup de passer des heures à changer les perruques de personnages articulés. Valoir le coup, dans le sens se demander si l'action qu'elle entreprenait là, dans ce garage, allait l'aider à faire sa vie, à produire quelque chose de valeur, à exister dans le regard d'autrui. La seule fois où cette gosse s'interrogeait, c'était quand les adultes lui disaient d'aller prendre l'air plutôt que de chercher un nouveau prénom pour le Playmobil à la robe mauve.
Mais elle n'avait pas besoin du dehors, puisque tout était déjà dedans.
J'ai longtemps cru que tout le monde avait la même capacité à plonger dans un monde intérieur fantastique pour échapper à une réalité trop dure à (di)gérer. Une petite dose de magie où les Gentils gagnent et hop ! J'accepte de revenir sur Terre. Quel fabuleux pouvoir que celui de se réfugier dans un imaginaire sans limites !
Je vogue régulièrement sur une mer d'idées, de créatures et de mondes fabuleux sans données de navigation aucunes, et sans jamais me fatiguer. Je mène ma barque sans effort, portée par des vents doux qui apaisent la couleur de mon humeur. Il m'arrive d'accoster sur des îlots d'intrigues nouvelles comme je visiterai un pays hors des sentiers touristiques. J'y fait la rencontre de personnages et d'une faune qui murmurent des histoires inédites. Je reste à l'écoute jusqu'à être rappelée par une réalité aux abords insipides.
En grandissant, j'ai compris qu'avoir accès à un monde intérieur aussi riche était davantage une faculté personnelle qu'une généralité. Alors, les questions se sont enchainées : comment font les personnes dont l'esprit est nettement moins friand d'envolées fantasques ? Que se passe-t-il à l'intérieur d'elles-mêmes ? Ont-elles accès à ces flux romanesques qui circulent dans tous les sens ? Surtout, comment composent-elles avec la réalité toute crue ?
Il est trois heures du matin désormais. Il m'est d'habitude si facile de fermer les yeux et d'aller visiter des mondes inventés que je ne comprends pas comment j'arrive, ici, à publier des paragraphes de vie aussi pragmatiques, et avec autant de fluidité.
Treize mois se sont écoulés depuis la parution de ma première chronique : il a donc fallu le temps d'une grossesse et un début de post-partum pour que je comprenne le message de la fillette aux Playmobil : la pression, la rigueur, l’ambition et la productivité ne sont que des remparts d’adultes anxieux qui ne veulent pas qu’on les oublie. Or pour créer, il va bien falloir s'abandonner dans le kiff, voir bâtir un cocon dans lequel le temps est un concept très relatif, voir inexis-temps.
Quand j'écris — ou plutôt, quand j'entre dans l’écriture — il peut s'écouler deux minutes comme deux heures sans que je ne m'aperçoive de rien, tel un après-midi passé sur les dalles d'un carrelage froid. Je ne réussis à écrire que lorsque je suis nue, seule au monde sur une route parallèle sans début, ni fin. Créer, imaginer, inventer, fabuler, affabuler, fantasmer même !
Pourvu qu'il n'y ait rien à accomplir de particulier.
Et que rien d'autre n'existe.
Mine de rien, c'est cela qui fait tout.
Dans ma dernière histoire, l'un des personnages s'appelle Paloma.
Elle porte une robe mauve et une frange taillée en pointes d'épines.
Soit-dit en passant, une passion impressionnante de banalité patriarcale autant qu'hétéro-normée.
Ma Paloma à moi a 10 ans, une chambre remplie de Playmobil dont je ne connais pas les prénoms, fièrement dressés sur les lames du vieux parquet et qui ont l'air de lui ouvrir un monde fabuleux auquel je me garde bien d'avoir accès !