En marche ?
Réflexion d'une européenne pourrie-gâtée par les trottoirs, avec une portion de flocons d'avoine à l'intérieur. Garantie sans politique (ou presque).
Chemins de traverses est un ensemble de chroniques parlant de l'absurdité des injonctions sociales et de l'importance de suivre sa propre route, avec des incursions du côté de la relation de l'humain à son environnement.
Dans cette chronique, je vous emmène au pays des Mormons et des armes à feu sodas à volonté pour nous demander : faut-il garder le goût de l'effort pour éviter d'être trop dépendant•e ou trop engourdi•e ?
Par la fenêtre de la salle d'attente d'une clinique dentaire se dessine un paysage paradoxal : un complexe hyper-urbain éparpillé au pied de montagnes majestueuses. Cela me rappelle certaines villes suisses que j'ai eu la chance de parcourir, celles dont la sauvagerie des lacs gelés côtoie les allées de magasins de luxe aux vitrines vides. Devant ce contraste, j'ai toujours la sensation de voir un tableau à la composition mal foutue, comme si cette nature imposante allait un jour avaler tous ces magasins en béton qui lui chatouillent les doigts de pied.
L'odeur aseptisée typique d'un cabinet médical atteint mes narines durant mes rêveries. Il faut dire que je suis affalée dans l'un des fauteuils mœlleux qui traînent du côté du secrétariat tandis qu'en fond sonore, le bruit métallique des fraises s'excitent sur des dents en mal d'amour. Encore un bruit blanc, et je suis bonne pour la sieste, d'autant que je ne sais pas combien de temps je vais passer à m'enfoncer dans ce fauteuil marshmallow, à attendre que mon conjoint se fasse charcuter la bouche autant que le porte-monnaie.
J'ai repéré un centre commercial proche, où différentes chaînes de café américaines seraient prêtes à m'accueillir (ou à accueillir mes pourboires). Je me vois bien assembler des mots sur mon ordinateur, une dose de caféine à portée de main. En plus, j'ai tout l'attirail Apple en bandoulière : je peux aisément faire illusion, si ce n'est laisser comme indice visible mon nez bossu de gauloise.
Sauf qu'à force de séjourner aux États-Unis, je sais que l'idée de marcher d'un point A à un point B est une démarche absurde. Je suis quasiment sûre que je risque de m'aventurer sur des routes sans trottoirs, gorgées de grosses voitures. Je me doute également qu'il ne sert à rien de chercher un quelconque bus dans les environs.
Je me tourne de nouveau vers les montagnes enneigées, et voyage jusqu'à un souvenir d'un été trop chaud du sud de la France. Je traîne deux connaissances venues de Boston vers un lac où nous pourrons nous rafraîchir le corps et le gosier. Ne disposant pas d'une voiture à l'époque, nous devons marcher vingt minutes depuis un arrêt de tram jusqu'à la baignade.
Au bout de six ou sept minutes, mes deux comparses n'en peuvent plus : est-on bientôt arrivés ? Pourrait-on commander un Uber pour arriver plus vite ? Je me demande s'ils plaisantent, mais, en me retournant, constate qu'ils suent à grosses gouttes. Mon cerveau en profite pour m'envoyer une scène de film durant laquelle les êtres humains, écrans connectés devant les yeux, se déplacent uniquement dans des voiturettes volantes car ils sont tous trop gros pour se tenir debout1.
J'ai pensé que mes compagnons de marche étaient des petites natures, d'autant que le sentier boisé promettait une balade à la fois rafraîchissante et agréable à parcourir. Mais si cette perspective bucolique me parle, elle est marquée d'un fort ancrage culturel que je découvrirais plus tard, pendant mes séjours dans différents états américains : la marche est rarement un réflexe pour se déplacer.
Les villes sont pensées pour être parcourues en voiture, et s'étalent par conséquent sur des kilomètres à la ronde sans qu'il y ait de réflexion sur l'accessibilité des services à pied. Toute la logique d'urbanisme semble être pensée pour que l'américain des villes n'ait pas le choix de se déplacer autrement, ni l'envie de chausser ses baskets pour faire une borne. Pourquoi ne pas s'éparpiller, tant qu'il y a des routes, des voitures et de l'espace à revendre ?
Quand cette affaire de dentition cariée ne sera plus qu'un récent souvenir, mon pacsé et moi-même reprendrons la route au volant d'une voiture automatisée de la tête au pied — ou du moteur à la portière, si vous préférez. Pour démarrer, il suffit de presser un bouton ; pour avancer, de pousser un levier vers le haut ; pour rester droit, d'activer le système de reconnaissance des lignes blanches ; pour se garer, de caler son regard sur le système de caméras à 360 degrés. Limite pourrait-on se caler une petite sieste en attendant que la voiture avale des centaines de miles à l'heure, mais il est encore un peu trop tôt pour que ce phénomène soit une réalité normalisée.
Sur un parking, à quelques milliers de kilomètres de la clinique, ma voiture m'attend sagement à sa place de parking habituelle. Ma voiture, qui est muette quand ses feux restent allumés ; qui n'ose pas non plus m’avouer si je suis prête à engloutir le trottoir durant une manœuvre périlleuse. Sans compter que je dois passer des vitesses moi-même pour l’encourager à avancer.
Je me demande si je ne l’ai pas choisie pour sa timidité maladive, cette voiture d'un gris banal ; une timidité qui m’invite à faire des efforts quand je suis derrière le volant. Je dois me concentrer pour me garer ; je dois restée attentive aux lignes blanches pour ne pas dévier trop à gauche, sur l’autoroute ; je dois penser à vérifier que mes feux sont éteints pour ne pas que la batterie lâche trop tôt ; je dois me rappeler que les informations sur mon kilométrage n’apparaissent qu’en appuyant à plusieurs reprises sur un petit bouton du pare-brise.
Je ne serai pas contre que ma voiture s’affirme avec l’âge, me donnant quelques indices pour rendre la conduite plus confortable. Je la remercie néanmoins de me laisser dans la mouise quand je dois la caler dans cette étroite place de parking sans autres avertissements sonores que mes agacements. À être trop assistée, j’ai l’impression de ne pas nourrir mon cerveau, de le ramollir, de lui refuser de nouveaux apprentissages, voir de le dépouiller de réflexes utiles.
Bercée par le son de bistouris heureux, mon SO2 et moi-même ne desserrons pas les dents pourtant rafistolées. Je regarde l’espace infini de macadam gris, au-dehors. C'est mon cinquième séjour dans cette contrée et, à chaque fois, ça ne manque pas : mes pensées me ramènent toujours une même scène.
Quelques années auparavant, au bar d’un hôtel, des ondes agacées sont venues court-circuiter le plaisir que j'avais à siroter une énorme tasse de café au lait. Cette énergie crispée émanait de ma voisine de table, alors profondément déboussolée. Tandis que sa jambe droite tapait en rythme le barreau de sa chaise, elle m'avoua : "j'ai trois semaines de vacances cette année, durant l'été. Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire de tout ce temps ?!".
Mon nez bossu de gauloise et moi-même avons caché un air mi-éberlué, mi-amusé derrière l'énorme cup de café dilué. Si j'avais eu de la répartie, j'aurai pu souffler quelques idées à cette you-go-girl désorientée : profiter de ses proches, visiter les grands parcs du coin, se mettre à la peinture, apprendre les rudiments d'une autre langue que l'anglais… Mais ces suggestions auraient-elles eu de l'écho, dans un pays où être riche et occupé est élevé au rang de gloire et d’admiration combinées ?
Ce souvenir en accroche un autre : Martha3 et son mari vivent depuis quarante ans dans une maison typique des classes moyennes américaines : herbe parfaitement tondue, porche accueillant une rocking-chair, deux pièces faisant office de salons.
Dans ces pièces, des canapés. Des canapés qui vous appellent de leur mousse enveloppante et vous charment d'un ensemble de coussins douillets. Une fois installés, vous êtes pris d'une irrésistible envie de ne plus bouger vos fesses, de rester englués dans cet environnement à la température parfaite, à vous laisser aspirer par le duvet tendre de ce sofa au tissu floral passé. Mon conjoint appelle cela La vallée des flocons d'avoine, c'est-à-dire un lieu où le confort est tel qu'il devient difficile de bouger.
L'Américain est un être étrange : il est allergique aux vacances mais semble mettre tout en œuvre pour supprimer l'effort de son quotidien ; il burine comme un damné pour produire toute l'année, mais entend bien embrasser une forme de rien à côté. Peut-être que tout ce confort vient compenser le fait qu'ils n'ont ni le droit de tomber malade, ni de se soigner, ni même de s'arrêter ?
Alors que mon périple dans les vastes plaines de l’Ouest américain touche à sa fin, mon esprit continue de divaguer en regardant les voitures passer, au pied des montagnes.
J’évoque le film d’animation Wall-E, ou comment un petit robot est chargé d’empaqueter les détritus de la Terre, devenue une poubelle à ciel ouvert.
SO : Significant Other, que l’on peut traduire par “ma moitié” ou “mon ou ma partenaire de vie”.
Nom d’emprunt.