Tout a commencé une nuit d'hiver.
Il était un peu plus de deux heures du matin et, pour tromper mon insomnie, je me suis installée près de la fenêtre de la chambre. La lucarne était à moitié cachée par des rideaux de laine effilochée, typique de ce motel bon marché. Je regardais de timides flocons tomber du ciel avant de disparaître, engloutis par le macadam de l'immense parking extérieur : décorum parfait pour encourager mon élan romanesque.
Cette nuit-là, j'ai laissé sortir un flot de mots, cascade de trucs en vrac que j'emporterai avec moi, deux semaines plus tard, sur des Chemins de Traverse. Je n'avais aucune idée de ce que je faisais, si cela avait un sens, un objectif, si cela était porté par une ambition, un désir de revanche ou une quête de sens.
Non : j'en avais juste envie.
Aujourd'hui, Sean nous a invités à visiter son domaine.
Nous marchons derrière lui, épiant les bourgeons des branches frêles et écrasant les feuilles rêches, vestiges de l'automne passé : concert de craquelage dans cette forêt coincée entre un bras de rivière et des rails de chemin de fer.
Sur l'un des sentiers de terre, Sean caresse le tronc d'un arbre mort d'avoir été sculpté par les becs de pics-verts affamés. Nous sommes tout près de la rivière qui, en raison d'une sécheresse précoce, laisse entrevoir sa réserve d'objets perdus : pneus fatigués, briques anciennes, morceaux de céramique pondus par l'ancienne usine du coin. Autour de nous, des rameaux filasses, témoins d'un hiver rigoureux, nous défient d'imaginer un lieu bientôt empli d'arbres feuillus et d'arbustes rondouillets.
Sean l'aime, cette forêt. C'est ici qu'il a grandi, lui, le nerd à la tête d'une entreprise qui n'a plus vraiment besoin de lui pour tourner toute seule, comme une grande, bien qu'installée à des milliers de kilomètres de la forêt endormie, dans un pays où les lettres ont l'apparence de dessins qui dansent.
Sean a acheté ce terrain boisé il y a une dizaine d'années avant d'avoir l'opportunité d'acquérir, pour une bouchée de pain, la maisonnette postée à l'orée de sa parcelle. C'est dans cette maison, après une visite guidée des arbres picorés, que nous nous retrouvons autour d'un thé.
L'homme nous explique comment il s'applique à retaper sa bicoque de fond en comble : la salle d'eau sera sur la gauche, l'escalier dissimulera un placard, le tout aura un aspect rustique, comme un écho respectueux des arbres qui veillent, au-dehors. "Un projet qui m'occupe bien", conclut-il tandis qu'au même instant, je me promettais d'être un jour l'heureuse propriétaire d'un lieu en tout point similaire.
Remodeler une maison ancienne n'est pas le premier projet de Sean, oh non ! Un jour qu'il flânait au bord de sa rivière, il eut envie d'installer deux tables de pique-nique fatiguées, un feu de camp aux brindilles cernées de pierres grises, et un point d'eau contenue dans une cuve de béton recyclée. "Tiens, et si je transformais cet espace en camping ?" songea-t-il, tout en imaginant une pelletée de randonneurs grattouiller une guitare en admirant le soleil couchant. "Je n'étais vraiment pas sûr que ça intéresse grand monde, mais j'avais envie de testé", avoua-t-il.
Le premier été, le camping était déjà complet.
Ce projet de campement en bord de rivière est l'un des derniers nés de Sean, qui a également bouclé un tour du monde en train, lancé une entreprise d'informatique désormais prospère, aidé les archives de sa ville à numériser des documents historiques, administré un site répertoriant les meilleurs sandwiches de Tokyo et développé le campement installé dans sa forêt. Tout cela en gardant, ancrée au corps une profonde simplicité.
Vous ne voyez pas la logique entre des câbles optiques, des sandwiches japonais, des documents du dix-neuvième siècle et une tente Quechua ? Je ne le voyais pas moi-même, au début ; et bien entendu, c'est ce qui m'a plu.
Il devait approcher les vingt-cinq ans. Sean embarque dans un wagon, le premier d'une longue série qui le portera jusque dans les terres reculées d'Asie centrale. Assis sur une banquette aux accoudoirs usés, il se tourne vers la fenêtre, prêt à voir défiler des paysages inconnus. Le voyage sera source d'inspiration, il le sait. D'ailleurs, il a, à portée de main, un petit carnet de notes dans lequel il gribouille toutes ses idées, sans se censurer.
*Qui étais-je, à ce moment-là ?
Tandis que Sean gribouillait, je devais avoir vingt-deux, vingt-trois ans, tout au plus. J'étais une enfant détachée de mes propres désirs, de la vie qui essayait, tant bien que mal, de virevolter en moi. Je n'avais pas de rêves, seulement des carnets de notes vides. Je ne savais pas ce que je faisais là, j'avais à peine conscience que j'existais, que j'étais tangible, je flottais à côté de mon corps en suivant les flux du monde. Surtout ne pas me laisser surprendre par les remous intérieurs, surtout ne pas vivre avec ardeur, surtout ne pas céder à la fougue des profondeurs. Tout fourrer quelque part, derrière l'estomac, au bord du cœur.
Je n'avais pas embarqué dans un train, et j'allais pourtant, comme beaucoup d'autres, finir par dérailler.
Une mère au foyer culturiste.
Un menuisier transformiste.
Un développeur gérant de camping.
Des profils atypiques, disons-nous.
Ça ne va pas ensemble, dirons-nous.
Quand on y pense, nous jugeons bizarre, improbable, admirable ou détestable ce qui, en réalité, n'est que le fruit de désirs assumés. Nous oublions que nous portons tous en nous du contraste et de l'inattendu. Nous avons tous, logée dans nos cœurs, cette boule lumineuse, cette soif d'être pleinement, cet élan fantasque qui nous donne envie d'être en vie. Le problème survient quand nos câbles internes sont branchés sur nos doutes et des convenances.
J'aime quand les humains arrivent à explorer les facettes multiples et nuancées de leur personnalité, quand ils regardent l'incongru en face sans ciller, quand ils arrivent à garder le cap face aux regards interrogateurs qui leur ordonnent de rebrousser chemin, ou bien de trouver au moins, parmi leurs idées incongrues, un fil conducteur, une logique rassurante, un plan tout trouvé1.
C'est à mes yeux ce qu'incarne Sean, au travers de ses multiples projets : au fond, il suffit d'avoir envie et de se lancer.
Cette envie rieuse, enfantine, cette excitation innocente, énergique, fanfaronne, portée par la joie simple d'un esprit adulte raisonné, connectée au cerveau pétillant d'un gosse à ressort.
Être pleinement, c'est être un adepte du "pourquoi pas ?".
Pourquoi pas, après tout.
Pourquoi pas, parce qu'après, il n'y a rien.
La voiture nous éloigne du domaine enchanté. Sean nous salue depuis son porche avant de redescendre dans sa forêt. Et même si son corps longiligne se confond avec les troncs, je perçois encore les vibrations sereines qui ne cessent d'émaner de lui. L'homme est apaisé, d'un apaisement qui a toujours été là, tangible, souriant, accueilli même.
Je crois que Sean est heureux.
Ou plutôt, je crois qu'il est bienheureux.
Désormais, quand j'ai envie de faire quelque chose,
je pense à lui, dans sa forêt.
Une mère au foyer culturiste est endurante ; le menuisier transformiste est sur les planches. Comme quoi, si on veut se rassurer, on peut toujours trouver de la logique dans l’inédit.