Chemins de traverse est un ensemble de chroniques pour les rebelles sages qui se demandent comment vivre dans un monde normé tout en suivant leur cœur si singulier. Aujourd’hui, on parle de féminité (et de ce que ça peut bien vouloir dire).
Je suis sale, mes cheveux font leur vie sous ma casquette, et mon pif rougit de son coup de soleil. J'ai sué après cette marche devenue randonnée et je conseillerai quiconque de ne pas trop s'approcher de mes pieds. Calée contre l'écorce fatiguée d'un arbre, je m'enfile une barre de céréales dont les pépites de chocolat fondues s'attaquent à mes doigts gonflés par la chaleur. Quel plaisir d'être assise sur cette terre ramollie par la pluie, à respirer ces odeurs de branches en fleur !
Une petite bise salue mes gambettes légèrement poilues avant de s'immiscer entre mes orteils perdus parmi les pâquerettes. L'un des bénéfices à ne pas s'arracher les poils, c'est de pouvoir sentir les éléments chatouiller vos mollets.
J'apprécie ma saleté car je sais qu'une douche chaude et une bière fraîche attendent mon retour de cette marche sportive. Je l'apprécie d'autant plus car personne ne va me dire quoi que ce soit sur mon apparence brute de décoffrage. Dans cette clairière, lèvres gercées et doigts au chocolat, j'ai le droit d'être sauvage et sensible à la fois. J'ai le droit de puer tout en portant des boucles d'oreille et un trait de khôl sous l'œil. J'ai la liberté de porter des fringues qui ne vont fichtrement pas ensemble. Ici, j'ai une bonne excuse pour laisser exister mon humanité primaire.

Quand je reviens dans le monde, je ne me soumets qu'à moitié aux règles dictant que, puisque je porte une paire de seins et d'ovaires, je dois répondre de l'image de la créature fragile et gracieuse que je suis censée être. C'est pourtant dans les moments où j'ai les chaussures pleines de boue et des mèches rebelles plaquées sur mon front que je me sens en symbiose d'avec toute la palette de ma féminité.
Pourtant, cette histoire-là n'avait pas très bien commencé.
Il y a une petite bassine bleue dont l'eau se trouble au fur et à mesure que s'y diffuse un mélange de mousse et de petites peaux. Nous sommes dans le jardin, et je crois me souvenir de la douceur d'un soleil de printemps. Oui, c'est cela : il devait faire suffisamment chaud pour que l'on délaisse les manches longues au profit de débardeurs légers.
Ça chatouille et ça fait mal en même temps. Enfin, disons que ce n'est pas agréable. Dans un geste courbe maîtrisé, elle glisse les trois lames sous mes bras, soulagée de retirer mon duvet. Je pouffe de mon petit rire de gosse. Moi, il ne me gêne pas, ces poils noirs qui colorent mes aisselles, ils font partie de mon corps… D'accord, ils ont pris leur aise dernièrement, et alors ? Je n'avais pas vraiment remarqué leur présence. Ils étaient là, voilà tout.
À la revoyure, joli duvet.
Chemises tachées, pantalons malmenés et petits hauts délavés crient leur misère dans mes placards : c'est le signe que je dois me coller à une séance de lèche-vitrine. Je prends deux heures d'un après-midi sans impératifs pour entrer discrètement dans quelques boutiques, éviter les vendeuses et fouiller dans les rayonnages gonflés à bloc de vêtements venus de Chine pour habiller mon corps avec style.
Sur le chemin de cette nécessaire besogne, je repense à la toute première fois où je me suis sentie à l'aise dans mes baskets. J'avais treize ans, peut-être quatorze, et je portais fièrement un pantalon kaki de type baggy, dont une fine chaîne en acier reliait ma poche à un passant de mon pantalon. J'agrémentais ce style encore hésitant d'un haut orangé, découpé de stries noires, dont deux ouvertures étaient reliées par de petites épingles à nourrice. Un style de punk pas très assurée final…
Merde, la vendeuse m'a repérée ! Donnez-moi une minute, je dois aller me cacher dans la masse des combinaisons trop longues pour mes mini-jambes. Allez, plus vite je farfouille, plus vite je retournerai à mes moutons. Voyons voir…
Robe à fleurs ou jupe plissée ?
Chapeau cloche élégant ou bonnet avec des petits cœurs ?
Petit haut de dentelle rouge ou chemisette à froufrous dorés ?
Collants à motifs charmants ou bas colorés ?
Bordel ! J’ai dû entrer dans un magasin de déguisements sans m’en rendre compte.
Passage à l'Église, prières professées, foule bien habillée, familles regroupées et danses de popotins endiablés : le mariage de ma cousine était moderne et traditionnel à la foi(s). Je m'y suis rendue endimanchée dans une jupe rose et dorée, calées dans des chaussures rehaussées, et affublée d'ongles peints. Enfin, de huit ongles peints.
Le matin avant la cérémonie, je me suis promise de jouer le jeu des codes vestimentaires en badigeonnant mes ongles de vernis jaune. Le résultat est catastrophique : des coulures envahissent le pourtour de mes doigts de manière totalement anarchique, tandis que l'unique couche de peinture apposée sur mes ongles écaillés laisse transparaître des coups de brosse maladroits. En panique devant ce désastre, j'attrape un coton bourré de dissolvant et racle les restes de croûtes jaunes du pouce et de l'annulaire de ma main gauche. Tant pis pour les prières païennes et les amuses-bouche : va falloir plutôt dissimuler ces ongles nus.
Amen.
Pendant une vingtaine d'années, je me suis souvent reprochée de ne pas être une "vraie femme". Pourquoi donc n'ai-je pas cette démarche classe, de longues jambes imberbes, de fins cheveux tombant en cascade sur de sensuelles épaules, ou même un attrait minime pour la grâce et la niaiserie ? Tous ces questionnements se sont soldés devant l'épisode du "massacre aux ongles jaunes", qui s'est conclut par un vibrant : "j'arrive jamais à faire des trucs de femme de toute façon !"
Mon père, gêné par ce cri du cœur (ou par l'odeur invasive du dissolvant) n'a pas su quoi répondre à "ça". Ça, c'est mon indifférence franche à l'idée de devoir collectionner les sacs à main, aimer les robes, vouloir des enfants, griller les racines de mes poils pubiens, me faire les ongles et rêver d'un mariage en robe blanche (ou d’un mariage tout court).
J’écris une partie de ce texte alors qu'un paquet de meufs gravit comme elle le peut les marches rouges d'un festival du cinéma. Comme elle le peut, parce que ces femmes sont rehaussées à vingt centimètres du sol tout en traînant des bouts de tissu lourds et alambiqués accrochés à leur derrière, pas trop plats s'il vous plaît. À leurs côtés — enfin, façon de parler —, marchent pépouze l'homme en costume trois pièces. Costume qu'il pourra réutiliser ; mais pour les robes, ce serait un fashion faux pas, n’est-ce pas.
Ma réalité, c'est que j'aime autant Orgueil et Préjugés que Star Trek ; que je suis aussi douce et gentille que tempétueuse et butée ; que je me trouve autant jolie avec cette paire de talons que dans ce tee-shirt plein de sueur ; que j'écoute autant de la chanson française légère que des albums de métal.
Nous autres, humains, sommes des êtres pluriels et nuancés. Il y a de tout, à l'intérieur de nous, un tout qui ne cherche qu'à être pleinement, dans toute sa globalité et dans toute sa richesse. Pourquoi enfermer la pleine expression de Soi dans des déguisements trop étriqués ?
J'attrape mes chaussures pour reprendre la route. Je m'imagine être Cheryl Strayed, randonneuse du Pacific Coast Trail, partie marcher pour trouver son chemin1.
Encore plusieurs kilomètres dans ces sentiers encore humides, à éviter les racines folles d'arbres centenaires. À mon arrivée au gîte, il sera temps d'écouter mes morceaux préférés de Led Zeppelin avant de choisir un film romantique à regarder.
Cheryl Strayed, Wild. L’édition des Éditions 10-18 de 2013. L’autrice y raconte comment elle a surmonté le décès de sa mère en marchant des milliers de kilomètres, alors que le deuil l’avait engloutie dans des noirceurs insondables.