Nos têtes apparaissent progressivement à l’écran, au fur et à mesure que les membres de l’équipe se connectent à l’adresse habituelle. Si la cheffe de groupe demeure éternellement souriante avec son casque rose sur les oreilles, son acolyte est plus que jamais affalée sur un canapé tout aussi fatigué qu’elle. Seul un nouveau visage fait son apparition, amenant un vent de fraîcheur dans ce trombinoscope virtuel devenu familier.
Avant de débuter notre réunion, chacune prend le temps de se présenter avant de relater l’événement qui a marqué son quotidien professionnel au cours du trimestre passé. Mon tour venant, je raconte que je me suis employée à développer ma principale entreprise, en publiant des écrits pensés pour titiller la curiosité de prospects.
Le regard de la nouvelle venue s’éclaire :
— Ah, mais on te voit partout sur ce réseau !
Mon ego attrape tout ce qu’il peut de cette remarque lancée sur un ton des plus admiratifs. Ça fait du bien, je sens un chaleur descendre dans ma gorge et rejoindre les canaux de mon petit cœur chafouin.… avant de me demander pourquoi est-ce que je m’emploie à imposer un tel décalage entre cet apparent succès médiatique et la réalité de ma situation professionnelle.
Le chiffre d’affaires de mon entreprise est bas.
Son service client imparfait, voir improvisé.
Je suis loin d’être une virtuose de la vente.
Ça fait deux ans que je songe à lancer une newsletter.
Ah, et je me suis mise lancée à mon compte sans plan d'action particulier.
Enfin, ce n’est pas non plus une surprise, pour une introvertie hyperesthésique1, de préférer s’éloigner des stimuli que les open-space se font une joie d’inviter dans leurs murs (enfin, leur absence de murs). La réalité, c'est qu'être ma propre employeuse est le fruit d’une volonté molle, prise à la signature d’un second contrat précaire.
Pas très reluisant tout ça, n’est-ce pas ?
Cette liste raconte les coulisses de beaucoup de professionnels indépendants, et c’est facile de prétendre le contraire. C’est facile de composer une vitrine rutilante sur les réseaux tant que personne ne jette un œil à l’arrière-boutique. C’est facile d’adopter les codes du succès tant que personne ne nous voit lutter avec l’incertitude. C’est facile de rester professionnelle dans nos échanges avec nos pairs tant qu’on arrive à cacher nos vulnérabilités.
Ces temps-ci, l’entreprenariat est montré comme la voie à suivre pour être aux manettes de sa vie alors que la réalité est plus complexe : il est question de construire un quotidien professionnel qui nous convient tout comme il est question de se dépatouiller, d’improviser, de questionner ses peurs et d’avoir confiance en ses décisions malgré un statut bancal. Je trouve fascinant que cette improvisation sous-jacente, ces doutes qui s’incrustent, ces nombre d’abonnés qui cachent la misère, les fragilités derrière les publications vantardes ne soient pas plus racontées.
Créer et gérer une entreprise, aussi micro soit-elle, est une aventure aussi excitante qu’éreintante. Derrière les devantures parfaites se cache un freelance qui a si peur qu'il voudrait parfois tout abandonner ; une solopreneuse qui veut gagner beaucoup d’argent et est déçue d’en trouver si peu ; une cheffe d'entreprise qui a le cœur en vrac de voir « tout le monde réussir » quand elle se démène pour signer un contrat avec un client.
Je suis parfois gênée de participer à cette mascarade du succès. Je sais que pour certaines publications vantant mes compétences, j’ai eu besoin de me fabriquer un sourire. Dois-je continuer à vendre du rêve et prétendre que tout roule ? Puis-je indiquer que je suis dans une bouse monstrueuse sans que cela ne vienne atteindre ma crédibilité ? Ai-je le droit de m’affranchir des codes et des rythmes imposés ?
Quand je reçois des mots d’admiration comme ce fut le cas de la nouvelle venue, j’ai toujours envie de révéler les coulisses de la situation. Non pas pour dégonfler mes chevilles ou enfoncer une estime de soi déjà branlante, mais pour rappeler que, derrière des discours rutilants et des sourires filtrés, il existe toujours des réalités plus nuancées que le spectacle que les réseaux nous invitent à regarder. Je ressens comme un empressement à pondre des discours transparents pour arrêter de jouer le rôle de la solopreneuse à suivre.
La plupart du temps, dans mon quotidien de cheffe d’entreprise, je me dépatouille comme je peux. Et entre les deux, je ressens des vagues d’émotions aussi criardes que discrètes. C’est à peu près tout. Le reste du temps, j’arrange ma vitrine.
Et récemment, je laisse la porte de l’arrière-boutique entrouverte.
Hyperesthésique : Quand les sens ne sont pas censés être aussi sensibles.