Le double des clés
Cette chronique est sponsorisée par mon irrésistible envie d'en savoir plus.
Je suis l'heureuse propriétaire d'un compte Instagram privé. Je l'utilise essentiellement pour scroller en douce dans l'infini du vide, comme une enfant qui allume sa lampe-torche sous la couette pour défier l'heure du coucher. J'ai mes petits rituels : après le défilement d'un mur d'images parfaites, je vais regarder en douce des comptes d'influenceuses à cul-de-poule. La plupart partage son quotidien avec sa famille, de la bêtise du petit dernier au dernier plat dégusté au restaurant douze étoiles, situé aux abords de sa villa.
Je ne les connais pas, ces personnes likées dans tous les sens, et leurs modes de vie sont aux antipodes des miennes. Pourtant, mon moment plaisir de la journée, c'est de m'acharner gaiement à découvrir des micro-films de leurs vies.
Je dirai même que, dans les moments où je dégage Instagram de mon téléphone, ces personnes me manquent.
Je ne connais pas ces gens. Je ne cherche pas à les rencontrer, et je ne les rencontrerai probablement jamais. Je ne voue pas d'admiration sans faille à leurs vies, aussi extraordinaires soient-elles. Je ne rêve pas de vivre leur quotidien ou d'avoir accès à leurs objets. Je ne commente jamais leurs *stories* et ne m'abonne pas à leurs comptes. Je vire tous les instants où elles veulent me vendre une crème pour les pieds. Je ne cherche même pas à être aussi riche qu'elles.
Cependant, je prends le temps de m'intéresser aux nouveaux rideaux installés dans leur salon. Je prends le temps d'enregistrer dans mon cerveau que leurs enfants sont allés à leur premier cours de natation et que c'était vraiment super (hashtag lien d'affiliation). Je prends le temps d'être informée que ça y est, le taux de plaquettes de Madame est remonté.
Attendez un instant…
Mais c'est que je m'en fous.
Je m'en fous royalement. Je m'en bats l'œil avec la patte d'un canard. Je m'en tamponne le coquillard. Leurs contenus ne m'intéressent pas. Ça ne m'apprend rien. Ça ne me regarde même pas. Pourquoi est-ce que je mets à profit les précieuses minutes de mon temps à prendre des nouvelles d'inconnues ? J'ai l'impression d'avoir l'œil collé au judas de la porte de voisines victimes de rumeurs insistantes. Ergh.
Je ne connais pas ces gens. Je ne les connais pas, mais je connais leur routine du matin. Je ne les connais pas, mais j'ai assisté à l'échographie du troisième trimestre — ce qui m'a, par ailleurs, permis de deviner une date de conception probable du bambin à venir. Je ne les connais pas, mais je pourrais trouver leur adresse exacte en pianotant en vue satellite sur Google Maps.
J'ai envie de m'excuser de savoir tout cela. Pardon. Ça ne me regarde pas, c'est votre vie privée, tout le monde a droit à une vie privée, non ? Je n'aurai pas dû m'inviter chez vous. Qu'est-ce que je cherche, à m'imposer comme ça… De toute façon, je ne répèterai à personne vos déboires du moment. Promis, juré, craché, ce sera notre petit secret… Sauf si je suis invitée à le faire, bien sûr.
Ah, mais vous m'invitez à le faire ? Alors… Mon voyeurisme n'est pas déplacé ? Est-ce que j'ai le droit de prendre du pop-corn quand vient l'heure du scroll ? Ça vous ennuie si je récupère votre double des clés ? Ne me laissez pas sans nouvelles hein, je pourrais m'inquiéter…
Allez, j'arrête, c'est décidé : je vais plutôt m'employer à engranger des connaissances pratiques. J'ai toujours rêvé d'apprendre à jardiner, et je n'ai jamais pris le temps de le faire ! Je vais m'abonner à des comptes qui m'expliquent comment cultiver des patates. Non, encore mieux : je vire Instagram de mon téléphone. Voilà, j'ai plus qu'à chausser mes gants et à caler des graines dans mon terreau tout frais. Libérez-moi des haul1 de vêtements chinois.
Faites que ma lampe torche n'ait plus de pile, ça me permettrait d'aller dormir sans gober des nouvelles inutiles…
Haul : Publication sur les réseaux dans laquelle une personne partage les articles qu'elle a achetés pendant sa dernière virée shopping entre meufs. Parce que c’est à ça que les femmes passent leurs journées, non ?