Je suis Cécile et vous lisez Chemins de traverse, des chroniques pour les rebelles-sages qui n’en font qu’à leur cœur. J’y partage des réflexions sur les injonctions, les modes de vie effrénés et les habitudes parfois absurdes que les êtres humains aiment bien s’imposer. Aujourd’hui, on parle de la période délirante de la rentrée avant de nous réfugier dans des cabanes, en plein forêt.
Et tant qu’on y est : les chroniques ne sont jamais coupées par un appel à l’action pour ne pas casser la lecture du récit. Si vous voulez vous abonner, ça se passe ici ou en fin de récit. On peut aussi tout simplement papoter en commentaires. Bonne lecture !
"Chargeeeeeeez !"
Hop ! J'ai crapahuté jusque dans ma grotte dès lors que les premières vidéo-publications de rentrée ont envahi mon feed. C'était un jour comme un autre, ce lundi d'un mois couvant l'automne. Un coup de trompette et c'est une véritable armada qui, comme toute déferlante, a défoncé mon espace vital pour le transformer en un puissant éboulis d'images hachées et de bruits trop forts.
Je ne m'attendais ni à suffoquer, ni à battre en retraite de la sorte, et pourtant ! J'ai détourné les yeux, même calé des œillères pour ne pas voir ce traditionnel raz-de-marée de septembre : plutôt me réfugier sur les hauteurs en attendant que tout ce remue-ménage se termine, telle une soldate qui prend ses cliques et ses claques quand on lui dit d'aller se battre.
La rentrée est l'un de ces points d'élan sur lequel on parie pour commencer une nouvelle vie (les deux autres étant votre anniversaire et la nouvelle année). Sorte de compétition d'athlétisme annuelle qui ne compte jamais de faux départ, ce moment de reprise rappelle aux vacanciers négligemment calés dans des starting-block rouillés que le mois d'août enchaîne direct avec septembre.
PAF ! Le coup de pistolet nous impose d'y aller franchement, allez, c'est le moment, on est des dingues, c'est le cent mètres de l'année ! Faites et remplissez vos journées, c'est le moment de (re)partir du bon pied. Un marathon pour conserver son énergie et ses résolutions sur la durée ? Quelle idée ! Courez la bave aux lèvres comme si vous aviez un trop-plein de farniente estival à vous faire pardonner !
Si Août est une musique tendre et festive à la fois, Septembre impose ses clairons, et ce, sans transition.
Baluchon sur l'épaule, je suis sortie de ma grotte pour monter à ma cabane, au sommet d'une petite montagne. Les jambes en tailleur en bord de falaise, je me suis légèrement penchée pour regarder avec incrédulité toute cette agitation de rentrée. Incrédulité car, même si ce n'est pas ma première rentrée d'adulte-qui-a-un-métier, je n'avais jamais été happée ou oppressée par ce déferlement de septembre, ce vomi d'énergies toutes fraîches. Il me semble bien que, les années précédentes, j'ai tout simplement été prise dans le flot, sans me demander si je buvais la tasse ou si je manquais de me noyer ; ou bien si ce rythme aussi effréné qu'erratique me convenait.
Ma cabane, ce refuge aux déluges.
Je n'entends pas m'encabaner comme Gabrielle l'a fait1, ni Sylvain avant elle2, ni Henry avant lui3. Ni probablement comme des milliers d'êtres humains avant eux.
Et puis, j'ai beau être l'heureuse propriétaire de deux cabanes dans la forêt, l'ennui, c'est qu'aucune n'existe vraiment. Ma première cabane est un refuge mental imaginaire que je rejoins quand je me sens submergée par la réalité — comme un jour de rentrée, par exemple.
La seconde est une session numérique tapie dans un coin de mon ordinateur professionnel. Je m'y connecte quand mes tâches de grande personne sont terminées. Dans cet espace binaire, aucun dossier, aucun fichier, aucun favori : juste de quoi pianoter des textes et en lire d'autres.
Malgré leur abstraction, ces deux entités immatérielles sont ce qui me raccordent le mieux à la réalité. Je les visualise si bien, ces cabanes perchées en haut d'une colline à l'herbe douce, à moitié cachées par des pins protecteurs de sentiers perdus.

Je rêve d'acheter une cabane dans les bois comme je rêve d'acheter un sanctuaire que les bruits du monde ne pourraient atteindre. Une cabane où, enivrée d'odeurs de mousse et d'épines agglomérées, il me serait si facile d'exister pleinement, sans retenue, à toucher du doigt mon animalité, à connecter à mes instincts de femelle plutôt que de femme, cet engin sociétal préfabriqué de mille et une injonctions contradictoires.
Ce n'est pas le besoin de me cacher des tumultes de la rentrée humaine ni la quête de solitude choisie qui me pousserait à me cacher dans les bois pendant des mois. Pour cela, pas d'effort à suivre : il suffit d'être une trentenaire urbaine pour entrer dans l'âge de la solitude gériatrique.
Ce n'est pas non plus l'envie de porter le costume d'ermite, de recluse ou de magicienne des sous-bois qui m'incite à poser mes valises dans un cocon de rondins saucissonnés : ce n'est pas en refusant le Monde qu'on en viendra à le changer.
Non : mon appétit pour une vie symbiotique avec cette cabane imaginée, c'est la soif. Une vraie, une profonde, une absolue soif de simplicité.
Quelle est cette tendance impétueuse, cette aspiration de plus en plus dévorante qu'ont les urbains occidentaux de s'enfoncer dans les bois et de nourrir le feu de leur antre en bois ?
Comme une réponse à une épidémie de grisaille, un nombre grandissant de jeunes âmes à la gueule de bois songe justement à s'évader dans les bois. Bye bye, le Petit Poucet, bonjour les séances papotage avec des ancêtres qui, eux, savaient couper du bois et ramasser des champignons comestibles en acceptant d'être entourés de biches gracieuses et de grenouilles curieuses.
Il semble qu'une bonne partie des urbains qui prennent la poudre d'escampette pour échapper au monde choisissent toujours l'option full combo : une arrivée à poil, nue de toute matérialité encombrante ; comme si l'expatriation dans une cabane était égale à une expiation de ses péchés, de cette violence que l'on fait subir au monde ; comme si l'on devait rejoindre cet absolu de repentance face aux dérives du monde moderne ; comme si l'on devait passer par cette aventure intense et charnelle, dépossédé de calques de faux soi avant de finalement regagner nos pénates de béton gris, les pieds enracinés dans une sagesse nouvelle.
J'avoue que l'image est attirante, romanesque même : autant y aller à fond et embrasser pleinement ce retour au bercail. Pas mieux pour faire le point et connecter avec les profondeurs d’un soi effacé ! Cependant, je ne suis moins sûre que la simplicité volontaire ait à voir avec la privation de confort. En tant qu'incorrigible rêveuse gavée de mélodrames romantiques, je me surprends à être réaliste : si je dois passer des mois, voire des années dans un cabanon, qu'importe si je n'ai qu'une culotte et un tee-shirt, mais ne comptez pas sur moi pour me nourrir uniquement de mûres sauvages et d'une poignée de noix vertes. Pas dans le rejet de tout. Pas d'acte romantique et torturé. Pas d'allergie à la technologie, même si celle-ci sera raisonnée. "Il n'est pas nécessaire de choisir entre notre faim de progrès technique et notre soif d'espaces vierges."4
Mais c'est ainsi, me semble-t-il, que l'humain (la nature ?) fonctionne : dès lors qu'il se sent à l'étroit, rouge de tension et de déceptions explosives, le voici qui bascule dans l'extrême une fois que de son enclos, il s'est échappé. Tout ou rien, noir ou blanc, vrai ou faux, bon ou mauvais : l'humain qui se libère, qui enfin se rencontre, cet humain-là n'a pas de nuance. Ce n'est qu'une fois après qu'il ait plongé dans un bain d'immodérée démesure qu'il redeviendra vers un tout censé et équilibré — comme un pendule de Newton.

Je ne cherche pas à retourner à la vie sauvage, mais plutôt à retrouver un lien perdu, comme Buck qui retrouve sa meute.
Je ne cherche pas à me fondre dans une vie tout confort à l'américaine, juste de bénéficier de quelques-unes des inventions fort pratiques que mes pairs ont eu l'intelligence de créer.
Je ne cherche pas à acquérir une grande maison, mais seulement à trouver un petit cocon simple sans être rudimentaire.
Un jour, j'achèterai une cabane dans une forêt et je grillerai les morning routine, les méthodes agile et les Inbox 0 sur le grill de ma petite cheminée. À la fenêtre, les arbres se moqueraient de ma mise au ralenti… jusqu'à ce que l'on devienne amis.
Vous entendez ?
C'est le souffle d'humains essoufflés, une semaine seulement après s'être élancés à toute bringue sur une piste en terre battue déjà trop abattue.
Je peux redescendre de ma cabane, à présent.
Gabrielle Filteau-Chiba, militante écologiste et autrice, propriétaire d’une cabane rudimentaire dans la campagne québecoise de Kamouraska.
L’auteur Sylvain Tesson a passé six mois seul dans une cabane rustique, au bord du lac Baïkal. Il relate son expérience dans le livre Dans les forêts de Sibérie.
Henry David Thoreau, pour les non-intimes.
Sylvain Tesson, Dans les Forêts de Sibérie, Folio, 2019.