À vos marques, prêts… Marchez.
Retrouver du plaisir à la tâche en s'inspirant d'une vache qui ne regarde plus passer les trains.
Bienvenue sur un nouveau chemin de traverse ! Je suis Cécile et j’écris parce que derrière la panoplie de vies et normes imposées, nous avons une fâcheuse tendance à oublier de nous aimer.
Pour lire cette dix-neuvième chronique, chaussez vos baskets, calez-vous dans les starting-blocks, faites attention aux faux-départs et surtout, rappelez-vous : rien ne sert de courir…
Mai 2024, 15h27.
Plus que vingt-trois minutes, bordel.
Je vais pas y arriver, faut que je me bouge, là.
Allez !
Ça tombe bien, j’avance sur un sentier qui laissait passer des trains, y'a pas si longtemps. On voit même des rails perdus sous les touffes d'herbes en vrac, celles que je piétine sans pitié car j'ai un objectif : faire la course aux dix-mille pas par jour.
On peut pas dire que j'ai vraiment le temps ni l'envie, mais tant pis : parfois, faut arrêter de réfléchir, se sortir les doigts et se lancer. Allez !
Dix-mille pas, c'est non négociable. Y'a que comme ça que… Que…
Enfin bref, je sais pas trop pourquoi je galope sur cette terre molle ni pourquoi je me force à contourner des buissons épineux et autres racines envahissantes, mais c’est pas très important : seule compte la discipline et l’optimisation et le perfectionnement.
Allez, on accélère.
Allez.
ALLEZ !
Mai 2024, 15h36.
Vingt-deux minutes, trois-mille-sept-cent-quarante pas :
j'accélère la cadence et mon cœur danse.
Dix-neuf minutes, quatre-mille-cent-onze pas :
je pousse le tempo, quitte à en avoir plein le dos.
Quatorze minutes, six-mille-six-cent-douze pas :
je suis en apnée mais au moins, cette case sera cochée.
Du pré que je dépasse à toute allure, une vache me jette un regard bovin (forcément). Elle s'attendait à quoi, à voir passer des trains ?
De cette marche imposée, je n'ai pour seul souvenir qu'une vague sensation de valse atrophiée.
Août 2024, aux alentours de 12h.
En sortant de la forêt, je suis arrivée dans un pré piqueté de marguerites et de chienlit. Un veau se goinfre de lait tandis que sa mère broute à l'arrière du champ, indifférente à ses quatre autres comparses avachies dans l'herbe (forcément).
Il ne se passe rien d'autre que ça, pour elles. C'est la routine d'être là, de mâcher de l'herbe, de la digérer, de péter du méthane en regardant le ciel bleu. De lorgner vite fait sur ma présence impromptue, petit bout d'humain venu des bois, une veste autour des hanches et des chaussures crantées et crottées.
Le troupeau semble trè occupé à ne rien faire de particulier. Cette oisiveté est inspirante : je m'arrête pour profiter de la vue, un paysage de demies-montagnes élégamment habillées de colonies d'arbres au vert sans fin.
Je ressens soudain une envie viscérale de ne rien faire du tout, juste de m'asseoir par terre et d'attendre que rien ne se passe. Ici et maintenant, je suis comme cette vache qui dore sa robe blanche au soleil en attendant que son instinct lui impose d'aller mâcher, digérer et péter.
Le soleil me rassure en décochant des rayons doux.
Septembre 2024, de bonne heure.
Je pense à ce livre qui s’est fait une place, sur ma table de chevet1. L'un des personnages, Patrick, décide un jour de faire une promenade un mardi après-midi. Tant pis si des clients l'attendent, des mails l'interpellent et des collègues s'en mêlent : le père de famille se barre pour arpenter les rues adjacentes à son bureau étriqué. Observant la scène, l'auteur en conclut que "Patrick ne savait même plus à quoi ça ressemblait, un mardi après-midi".
C'est plus ou moins le sentiment qui m'anime quand, lors d'une balade matinale, je regarde avec tendresse les nuages lovés en contrebas des collines, barbe à papa joufflue cachant des vallées encore endormies.
Je prends le temps d'observer ce spectacle. Enfin, pas tout à fait : je pourrais stopper mon bon pas, me caler en bord de route et regarder, regarder *pour de vrai,* remarquer les détails de cette masse de coton sucré qui se permet de lécher les pieds de buttes impassibles.
Partie sur ma lancée, je préfère être en mouvement et sentir l'air frais colorer mes joues. Aujourd'hui, je garderai en tête l'image de ce troupeau de nuages reposant dans la lumière bleue d'une matinée d'automne. Cette fois-ci, je l'ai remarquée, cette beauté. Et dès que je serai rentrée, je l'ajouterai à ma collection de souvenirs joliment cons.
Novembre 2024, le matin.
Une fois n'est pas coutume : pour la première fois depuis des mois, je me suis fixée un objectif.
Un objectif, moi.
Moi, la meuf qui a mis sa vie en pause pour cause de cerveau rincé par les sommations réseaux-sociales, la meuf qui gronde devant l'imposé, la meuf bien calée dans sa bonne grosse zone de confort, la meuf devenue allergique aux ordres et à l’excellence, la bête têtue qui a finit par rejeter toute prescription donnée par des gourous lambdas pour être une "meilleure version de soi même".
Ce sont pourtant bien ma petite silhouette que je vois, fourrée dans ces bottes crantées et crottées ravies de me porter sur un parcours de quelques kilomètres. Cette marche, je la fais pour moi, sans me botter le cul, sans me traiter de feignasse finie, sans penser que je suis une larve patentée, sans me considérer comme la plus pleurnicheuse des glandeuses, sans que cette habitude ne soit validée dans une base de données chiffrées. Je marche parce que je m’aime bien et, comme je m’aime bien, j’ai envie de prendre soin de moi, de partager de chouettes hormones avec mon corps, de prendre du plaisir à une habitude qui s’est installée d’elle-même, tranquille, sans que je lui ordonne d’apparaître.
De ma balade le long de vignes éteintes, je note la présence d’un sentier caché par des arbustes en pleine santé, d’un escargot qui grignote une feuille séchée, de coings qui pendent de branches épanouies et de nuages qui se moquent d'un soleil trop timide pour se montrer.
Au retour, j’atterris sur l'ancienne voie ferrée, celle-là même qui regrette le passage des locomotives. Un petit panneau rongé par la pluie indique que le chemin de fer était l'un des plus lents du territoire français. Si ceci n’est pas un clin d’œil appuyé, je ne sais pas ce que c’est.
La terre molle, les racines généreuses et le pré.
La vache est là, paisible. Je la salue d'un petit signe de la main.
Oh la vache !
Je crois qu'elle m'a sourie.