Pause imposée
Doit-on toujours s'accomplir ? Éloge du temps perdu et invitation au rien au cœur d'une vallée endormie.
Tous les matins, je suis invitée à prendre le petit-déjeuner avec mes hôtes. Confiture amère et pain frais animent de parfums et de langueur nos conversations de l'aurore. Des histoires, quand on habite un village coincé entre deux pans de montagnes, il y en a ! Une heure durant, j'écoute mes trois comparses divulguer les potins du coin, distribuant des noms d'oiseaux entre deux gorgées de café tiède. Parfois, des silences. Puis, une nouvelle anecdote qui finit sur une note de rires partagés. Ce n'est que lorsque le brouillard se barre que je chope mes bottes pour rejoindre la bergerie.
Depuis trois jours, je suis bloquée dans une version alternative de Un Jour sans Fin. Dans ce scénario, il n'y a ni marmotte, ni top-model à draguer, seulement des montagnes impassibles, enracinées dans la terre depuis des lustres. Mon nouvel environnement crie à la lenteur : mes hôtes (retraités), la vallée (endormie), le village (paisible), la saison (somnolente) se sont tous succédés.
Pas de hâte donc, oh non ! Pas de hâte pour mes hôtes. Pourquoi se presser ? Les moutons paissent, le potager s'alanguit, la fouine a bouffé les poules : il ne reste jamais qu'à équeuter les chanterelles et à élaguer les feuilles des poireaux. La suite ? Nous verrons bien, en temps voulu.
Car ici, rien n'est prévu.
C'est d'ailleurs ainsi que tout a commencé.
Après le café tiède et les cancans, je n'ai rien à faire, rien de prévu, que nenni, nada. J'essaie de regarder les arbres changer de couleur, j'essaie de respirer l'air nu, j'essaie de ressentir la beauté simple des bois alentours, j'essaie d'être émue de ce temps nu, mais rien n'y fait : une énergie contrariée, pétrie de confusion, continue de flétrir mes pensées nouvelles.
Je me réfugie dans une forêt, plantant la bagnole en amont d'un sentier craquelant sous les feuilles mortes. Je pense à Jean-Claude Romand, cet homme qui passait ses journées à attendre que le temps passe pour dissimuler à ses proches le vide absolu de son existence.
Je regarde le temps passer, moi aussi, en ayant la furieuse impression de ne pas mériter ces instants suspendus puisqu'au-delà des montagnes, tout le monde court en oubliant de respirer. C'est vraiment l'hôpital qui se fout de la charité : je geins depuis des mois sur notre propension masochiste à gesticuler pour éviter de penser, et me voilà en train de passer un coup de bigot à qui de droit pour me plaindre de ces insolentes plaques de temps libre durant lequel je n'accomplis rien de particulier1.
Au retour de la ferme endormie, le mois de novembre a déposé sur le pas de ma porte une nouvelle invitation à la langueur, compagne de l'hiver jusqu'à ce que les fleurs s'épanouissent. Une inertie lente et chaude s'est emparée de tout mon corps, me dispensant de mises en action qui auraient marqué mes journées du sceau de l'accompli.
Lever aux aurores, tâches domestiques et temps de repli : rien de notable ni de fastueux n'est venu déranger mon quotidien, même pas un petit clapotis d'émotions déplaisantes ou de confort malmené. Seule cette possibilité de respirer et d'être, sans artifice ni projet.
Affolée par ma banalité, je me suis parfois injectée un shot de dopamine bien senti pour qu'au moins une de mes journées se mue en un épisode de vie mémorable. Réflexe dérangeant : je chopais mon téléphone pour scroller dans l'infini des commentaires et des avis. Je ne reposais l'engin qu'après avoir reçu en pleine tête de sempiternelles notes culpabilisantes rappelant combien ne rien faire de particulier était un scénario de vie des plus repoussants2.
À la voix despotique m'intimant de devenir autrice : potage de mots volage sur une feuille volante et esprit s'égare automatiquement dans des rêveries solitaires. Au final, j'étais toujours impatiente que la nuit éteigne la ferveur du monde : c'était le signe que je pouvais me glisser sous une couette pour ne rien faire d'autre que de rêvasser avant de plonger dans le néant.
Voici venu l’hiver, en somme.
Quand le temps n'est pas libre, sommes-nous captifs d'un temps occupé ?
Dixit tout le monde, et donc, personne.
Difficile de sortir de ce monde où si l'on ne fait rien, nous sommes considérer comme des moins que rien, avec une vie inintéressante mais au combien reposante et unique.