Pour que chaque jour compte
Comment continuer à tracer sa route quand on est emporté par un torrent de conseils tendances non sollicités.
Bienvenue sur un nouveau chemin de traverse ! Ici, on décortique les injonctions pour mieux se connecter à soi, à ses rêves et aux autres. Dans cette chronique, en vrac : des smokings, un gros bateau, un cheval et des chiens qui courent dans un jardin. Tout un programme… Bonne lecture !
Par un concours de circonstances, Jack partage le repas fastueux des invités de première classe — tout ça à cause d'une histoire d'hélices et de crachats, je ne me rappelle plus vraiment. Quoiqu'il en soit, les gens de la haute sont engoncés dans leurs tuxedo étriqués ou dans des robes scintillantes inconfortables.
Les mets les plus délicieux circulent sur la table (fait improbable quand on sait que tout ce petit monde dîne sur un paquebot chatouillant les mers arctiques). Les petits rires convenus rappellent que ce Jack, cet énergumène auquel on a dû prêter un smoking, est ma foi un divertissement sympathique ; tant que sa présence à l'étage luxueux du navire n'excède pas une soirée, bien entendu.
À la table, la voisine du jeune homme de troisième classe n'est pas tout à fait comme les autres. Elle a, bien entendu, tout de suite gagné ma sympathie à être bien plus naturelle et gourmande (de vie, de bouffe, de joie) que ses comparses attablés dans leurs toilettes. La mémoire me fait de nouveau défaut, mais il me semble que c'est cette originale qui pose une question à Jack, et que la réponse de ce dernier se termine ainsi :
“Pour que chaque jour compte."
J'ai longtemps ressenti un sentiment d'urgence à chaque fois que j'ai entendu l'expression "pour que chaque jour compte". Ça marche aussi avec la mention "profiter de la vie", ou sa version plus ambitieuse, "une vie qui vaut la peine d'être vécue". Dès que cette phrase revient sur le tapis, je pense à cette scène du film Titanic, celle que je viens de vous décrire. DiCaprio, qui avait alors le même âge que toutes ses compagnes depuis lors, prononce cette phrase du "jour-qui-compte" sous l'impulsion de son personnage, un jeune artiste fauché qui se rend en Amérique pour goûter les saveurs d'une existence excitante worth living1.
Cette ambition ne tombe pas dans l'oreille d'un sourd — enfin, d'une sourde en l'occurence. Rose Dawson, une meuf qui a envie de se marrer mais qui a atterri dans une famille de riches bourgeois hypra-guindés, entend la philosophie de ce Jack insouciant et pétillant. Dans l'une des dernières scènes de Titanic, alors que la belle Rose a atteint l'âge canonique de cent un ans, la caméra nous montre qu'elle a "vécu pleinement" car elle a appris à monter à cheval comme un mec (sous-entendu, pas en Amazone), à chevaucher des montagnes russes délirantes — j'en passe et des meilleurs.
Je ne sais pas exactement ce qu'il était impensable de faire dans les années 1920 quand on avait une paire de seins, mais il semble qu'une vie "qui en vaut la peine" revenait non seulement à tenter des trucs qui nous faisaient flipper ET des trucs que l'on avait profondément envie de tester, même si pas franchement "faits" pour les gens de votre sexe ou de votre classe.
"On n'a qu'une vie", "la vie est courte", "tu verras comme ça passe vite", "il faut en profiter"… Notre condition humaine — du moins vue de mon prisme d'occidentale agnostique — met déjà un petit coup de pression sur la manière dont nous abordons notre existence, ces vingt-huit mille jours (si l'on est chanceux) que nous sommes libres d'ensemencer de satisfaction sereine ou de regrets voraces.
En anglais-américain, il existe un mot qui dit que si vous ne cherchez pas à mener une vie qui-vaut-la-peine-d'être-vécue (peu importe ce que ça veut dire), vous barboterez avec les normies. Les normies, ce sont ceux qui choisissent de suivre un chemin traditionnel, celles qui aiment un quotidien rythmé de routines et d'attendus, ceux qui suivent le classique des étapes de la vie selon les normes environnantes (dix-sept ans, première coucherie ; vingt-cinq ans, rencontre du partenaire ; trente balais, premier gosse…). En gros : ceux qui ont une vie "normale".
Je n'ai jamais aimé cette expression péremptoire et jugeante, mais je dois admettre que je suis attirée par l’idée de prendre un chemin de traverse non balisé menant à une vie autre, différente de ce qui est attendu d'une société rassurée par la norme. Le tableau "vue d'un couple d'humains et leur chien dans une jolie maison, préparant le déjeuner pour ses deux enfants qui courent gaiement dans le jardin" a toujours été loin de trouver un écho tant dans mon ventre que dans mon cœur.
Quand j'ai compris, sans l'assumer de vive voix, que j'allais sortir de l'autoroute pour emprunter des sentiers non fléchés, je me suis engagée dans une sorte de quête de validation malhabile comme pour démontrer qu'un autre schéma de vie était tout aussi valide que le modèle socialement encouragé. Qu'il peut être difficile de d'emprunter un chemin de traverse sans prendre le risque de déplaire, de décevoir, d'être jugée, voir rejetée ! Cette peur intrinsèque, animale, m'a souvent prévenue de tailler ma route, à la Rose. Il m'a même fallu un paquet d'années pour comprendre qu'à cause d'une boussole interne cassée, j'avais pris la mauvaise sortie pour finir dans un cul-de-sac.
Comme si on m'avait prêtée un smoking, en quelque sorte.
J'ai pensé trouver une réponse à ma quête d'une "vie autre" dans la sphère entrepreneuriale. Au départ excitante, cette aventure m'a emmenée sur un chemin bourré de propos assenant qu'être à son compte était le point de départ d'une existence pleine et entière — d'une "vraie vie", si vous voulez. La recette était pleine de bon sens : ne restez pas prisonnier des contraintes horaires, des heures de pointe dans les transports et du joug d'un patron tyrannique : devenez acteur de votre vie pour pouvoir vraiment en profiter !
Sous-jacent, une proposition redondante : "une fois que vous serez aux manettes de votre quotidien, vous aurez toute la marge de manœuvre possible pour que chaque jour compte. Vous arrêterez de vous enliser dans vos croyances limitantes et dans votre zone de confort puisque vous êtes de ceux qui vont au-delà de tout ça. Comme vous avez choisi de refuser le statut de mouton réduit en esclavage, vous avez désormais la responsabilité, et même le devoir de faire quelque chose de cette chance provoquée. Alors, qu'attendez-vous donc ? Il ne tient qu'à vous que chaque jour compte !"
Embarquée dans une quête éparpillée, angoissée à l'idée de ne pas trouver cette entité non définie que je cherchais pourtant, le silence est devenu encombrant : articles, podcasts, livres, publications, notifications sont venus encombrer mes yeux et mes oreilles en mode FOMO forever. J'ai accueilli avec sérieux et discipline ce dépassement de soi, synonyme d'une existence valide, acceptable. Bye bye, l'image de la femme dans la maison, bienvenue petit bout de Sisyphe qui veut absolument amener sa pierre en haut de la montagne !
Jack et Rose auraient eu raison de se moquer de moi, tiens.
Si vous me lisez depuis la parution de la chronique L'apparat ment, vous avez dû sentir mon agacement face aux injonctions entrepreneuriales auxquelles j'ai succombé pendant deux ans. Il aura fallu vingt mois pour que j'ose m'avouer que toutes les histoires inspirantes racontées sur toute plateforme supposément sociale m'emmerdaient profondément, et quatre de plus pour les décortiquer et comprendre pourquoi elles déclenchaient une telle irritation.
Dans cet environnement hors des sentiers battus, ça suggère, ça conseille, ça prescrit comme si vous deviez vous soigner de votre médiocrité pour construire, enfin, une existence qui en vaut la peine. De dépassement de soi, il en était bien question : je me suis dépassée, dans le sens où je suis complètement passée à côté de moi-même, comme un mec qui vous double à toute allure, sans prendre soin de savoir s'il vous frôle, vous surprend ou vous calcule vraiment.
Après un bain de trois mois dans le monde de la lenteur et de la re-connexion à une joie de gosse, j'ai finalement saisi qu'il ne servait à rien de chercher des réponses hors de soi : elles sont là, latentes, bien cachées par un cocon emmêlé de paraître et de "il faut". Ah, cet Égo qui prend toute la place alors que notre "vrai Soi" attend patiemment que nous gagnons assez en sagesse, en audace et en confiance pour exister pleinement !
J'ai eu tellement peur d'être trop égoïste ou individualiste que j'ai coupé tous mes circuits internes pour me connecter à des fils épars. Plus je cherchais, moins je m'y mettais. Plus je me pressurisée de faire, moins j'étais. Je forçais le passage d'aspirations qui n'avaient pas encore le lieu ou l'espace d'exister.
Cette connexion à Soi plutôt qu'à ce Moi immature ou blessé, ce lien à cette entité vivante et magique que nous avons tous en nous, promet la joie, la sérénité et la douceur simple d'une âme aussi apaisée que résiliente. Une personne bien connectée à elle-même trace sa route tout en se connectant à l'autre, au collectif, de manière beaucoup plus réfléchie, choisie et intuitive, sans se noyer dans le torrent de conseils de vie tendances.
Dans la cuisine, le déjeuner est prêt. Quelques mètres plus loin, la salle de jeux accueille les émerveillements d'un micro-humain dont on s'étonne qu'il ait déjà autant de dents. À l'extérieur, une clôture blanche retient les chiens de courir dans les jardins parfaitement verts et tondus du voisinage. Quand son mari rentrera du travail, ils se décideront sur la prochaine destination de vacances. D'ici là, la famille se sera agrandie ! Demain, peut-être, se rendront-ils au grand parc de la ville, à deux kilomètres de la maison…
Voici le tableau de vie traditionnel d'une normie. C'est aussi celui d'une de mes proches. Et devinez quoi ? Elle vit sa meilleure vie. Elle ne confond pas ce qui est montré comme une existence admirable et l'existence qu'elle a envie de mener, selon ses besoins, ses ambitions et ses critères à elle.
D'après l'ouvrage de Bronnie Ware2, des personnes en soins palliatifs témoignent de leurs principaux regrets alors que leur vie se termine. Le regret le plus courant est celui-ci : "Je regrette de ne pas avoir eu le courage de vivre une vie fidèle à moi-même, pas la vie que les autres attendaient de moi."
Reçu 5/5, Rose.
Worth living : Qui vaut la peine d'être vécue.
Bronnie Ware, Les cinq regrets des personnes en fin de vie, Éditions Guy Trénadiel, 2013.