Chemins de traverse est un ensemble de chroniques pour les rebelles-sages qui se demandent comment vivre dans un monde normé tout en suivant leur cœur si singulier. Aujourd’hui, un thème récurrent dans ces écrits : comment faire pour mener une vie profondément créative sans être happée par les injonctions à la visibilité et au succès ?
J'ai commencé à caler des mots ensemble une nuit d'hiver.
Je me trouvais dans un motel moyen de l'Ouest des États-Unis, gérant tant bien que mal un décalage horaire si important que je pétais la forme à deux heures trente du matin. Je pianotais gaiement sur mon clavier, enthousiaste à l'idée d'embrasser l'image de l'écrivain insomniaque tenu éveillé par sa Muse en plein cœur de la nuit. L'écran de mon ordinateur me crachait sa lumière bleue au visage : front lisse, nez bossu et lèvres charnues sont les seuls rescapés d'une silhouette plongée dans l'obscurité.
Ce séjour sur les terre mormonnes était le bienvenu car ma boussole interne commençait sérieusement à se dérégler1, et je ne trouvais alors aucun autre moyen que celui de construire des phrases et de les publier sur une plateforme.
Tel est mon état d'alors : je me plante devant un écran et je vomis des mots. Je n'arrive plus à les contenir, faut que ça sorte ! Je fuite de partout et je ne cherche même pas à colmater les trous. Je publie ces textes qui arrivent de nulle part et de partout à la fois, afin de donner un espace de vie à des nausées verbales qui n'ont pas encore dit leur dernier mot.
Chemins de traverse est le résultat d'un barrage qui commence à craqueler. Quelqu'un a réussi à ouvrir une trappe de secours que j'avais mal colmaté, et de l'eau pleine de mots s'est écoulée, de manière confuse et franchement anarchique, formant une source d'eau claire et tendre éloignée des forts courants. J'ai barboté dans cette crique nouvelle jusqu'à avoir les doigts qui fanent. Bientôt, peut-être, l'eau contenue par le barrage se fraiera un chemin vers d'autres points de sortie condamnés, et je ne pourrais alors plus répondre de rien.
J'ai hâte que les digues cèdent.
Rédiger ces chroniques était ma bouée de sauvetage ou, oserais-je dire dans un élan mélodramatique, de l'ordre de l'instinct de survie. "Tu te débrouilles comme tu veux, me dit-il, mais tu vas ouvrir cette page vierge et mettre des mots dessus. C'est ça ou tu continues à barboter dans une eau pleine de colère solitaire jusqu'à t'y noyer".
Ah. Et bien… allons-y.
Aller où ? Aucune idée, et c'est libérateur car je me suis ignorée des décennies entières, me foutant dans un coin à l'état de veille, comme une machine ancienne qui certes fonctionne encore, mais serait tout de même bien plus sympa comme objet de déco. Choc électrique ou non, je me réinitialise lentement, tranquillement, à l'écart de ce que je devrais faire, dire ou penser.
J'ai retrouvé un câble manquant, réparé un autre qui était nu, je tente des branchements hasardeux et l'énergie commence à circuler. Toute cette anxiété latente coincée dans mes entrailles commence à rigoler quand je la fous au contact d'une créativité longtemps ignorée. Ça bout à l'intérieur, ça se bagarre tellement ça veut sortir ! C'est merveilleux de sentir en soi cette fougue tranquille.
Pas d'objectifs. Pas de zone de confort. Pas de stratégie. Le seul et unique but est de danser avec délice avec des bouts de mots qui vont bien ensemble. Cette bouée de sauvetage, solide d'encouragements et de créativité refoulée, m'a permis de patauger à la surface de cette eau triste sans m'y enliser. Je me suis fait la promesse suivante : prendre plaisir à écrire des histoires et… rien d'autre.
Pas d'objectifs pour produire plus, pas de plans sur la comète, pas de quête de regards admiratifs assaisonnés à la dopamine, pas de projets pour gagner des sous, pas d'influence de conseils extérieurs pour acquérir des followers, pas de trucs et astuces pour exister en ligne, regardez-moi, je vous en prie, je vous en supplie, regardez-moi.
À ma grande surprise, alors que je m'étais toujours projetée comme écrivaine de récits fabuleux peuplés de dragons et de robots empathiques, je commençais à publier de courtes chroniques de non-fiction à des fins purement pratique et cathartique. J'accepte. J'adore. Je suis ravie d'être surprise.
Je lorgne sur plusieurs plateformes pour publier ces premiers écrits, et j'opte pour celle qui a la plus grande simplicité d'utilisation. La plateforme est un prétexte : j'ai choisi d'y publier des chroniques sans savoir que j'écrirais des chroniques, ni même ce que j'y raconterai. Un texte, puis deux, puis trois commencent à dessiner cette vitrine littéraire dont j'ai toujours rêvé. J'écris ! Et en plus, c'est un plaisir sans fin, contagieux et tellement bienvenu.
Alors, je continue de barboter dans cette source aux eaux claires, écrivant des bouts de texte pêchés ça et là, intriguée par cette sensation sans mots qui m'informe de la direction à prendre : ces écrits-là vont rester à l'état de brouillon, ces chroniques-ci ne sont pas encore abouties, mais ces récits-là sont bons et peuvent être publiés. C'est de l'ordre de la magie, de l'inexplicable : je sais intimement quand cet assemblage de paragraphes est terminé. Je ressens la fluidité des phrases qui s'enchainent et le flux émotionnel qui les enlacent juste comme il faut.
Je me force à me détacher avec douceur et bienveillance de tout ce qui voudrait bien me ramener sur la piste du yakafokon. Je me débats de toutes mes forces pour ne pas lorgner sur mes statistiques, pour savoir si on me suit, pour savoir si je suis lue, pour savoir si je suis aimée. Je sens que c'est ainsi, et seulement ainsi, que je pourrais continuer de barboter dans ma source d'eau vive et inventive.
Depuis trois semaines, écrire est devenu un effort. Ma mécanique interne est déréglée, les connexions ne se font pas, les mots ne se rencontrent plus. Ça existe, les mécaniciens de l'écriture ? Les réparateurs de câbles inspirés ? Les plombiers des sources en panne ? Les raccordeurs de mots amoureux ?
Mon père a coutume de dire que l'eau finit toujours par trouver un moyen de s'infiltrer quelque part. Que l'on prenne cette phrase au premier degré ou sous sa connotation métaphorique, elle est vraie : depuis trois semaines, les eaux de ma source sont envahies par celles, plus grises, du barrage qui remplit de nouveau sa fonction première : ne rien laisser passer. Ramener à la raison. Faire comme. Contrôler. Retenir.
Une semaine supplémentaire s'écoule et ma source devient carrément boueuse, envahie d'injonctions à produire, de pressions internes caustiques, de consignes stratégiques implacables, de recettes pour vendre, gagner, conquérir. Je pars à la dérive alors que je ne demande qu'à barboter de nouveau dans cette petite source créative et joyeuse qui me donne le pouvoir de marier de jolies phrases.
Les eaux grises du barrage emportent ma source sur leur passage et m'embarquent vers une mer de vagues soucieuses et bavardes : fais plus. Fais autrement. Force-toi. Communique. Comme ça mais pas comme ça. De telle manière et à telle fréquence, si tu veux vraiment y arriver. Regarde-moi tous ces succès, tout cet argent, toutes ces communautés. Publie tous les mois. Toutes les deux semaines. Tous les jeudis, sans faute. Poste. Lis. Commente. Partage. Tous les jours. Force-toi. Existe. Fais-toi une place. Eux, ils y arrivent. Eux, ils ont déjà tout accompli. Monétise. Projette. Calcule. Contacte. Montre-toi. Tu sais pas faire. Qu'est-ce que tu attends ?
Elizabeth Gilbert, docteure ès créativité, rirait de ce discours intérieur aussi stérile. Dans son excellent ouvrage Comme par magie2, l'autrice débute son récit en évoquant la figure de Jack Gilbert3, un poète américain homonyme qui, après avoir publié un recueil adoubé par toute la clique littéraire de l'époque, s'échappa volontairement des sphères de la gloire. La célébrité ? Très peu pour lui. Dans son exil volontaire en Europe, le poète commença à écrire des poèmes pour lui-même, pour se faire plaisir, pour être tout à son art.
L'homme fit en sorte que son nom tombe dans l'oubli pour mieux embrasser une vie créative, indépendante des attentes d'autrui. Vingt ans plus tard, il revint sur le devant de la scène en publiant un second recueil, tout aussi sublime que le précédent. De nouveau, les lauriers de la gloire l'attendaient, au milieu d'une foule d'yeux admiratifs et impatients de lire les prochaines prouesses poétiques de cet homme aussi mystérieux qu'original.

J'imagine que Gilbert, en tant qu'être humain, a pu être tenté de plonger dans ce bain de reconnaissance et de richesse. Cependant, le poète choisit l'ombre : quand la célébrité frappa à sa porte une seconde fois, il débarrassa le plancher pour activer son plan d'action préféré, consistant à se faire oublier le plus vite possible de ceux qui l'attendaient. Après tout, comment peut-on créer quand on est happé par les attentes extérieures à soi ? Comment peut-on être connecté à sa créativité quand on a tout le temps le cœur relié à des démonstrations d'amour numérisées ?
Gilbert l'avait peut-être compris : il ne sert à rien de créer dans l'attente qu'une paire d'yeux veuillent bien reconnaître votre existence, votre talent ou votre légitimité. Autant se carapater sur un autre continent et retrouver ce lien créatif indispensable pour donner vie à des œuvres bourrées de joie et de plaisir non feints.
Hasard ou non, Comme par magie traînait sur une pile déséquilibrée de livres qui ont tendance à envahir mon bureau. Ainsi, quand la source s'est tarie et que je me suis retrouvée cul nu sur une terre aride, j'ai ouvert l'un de ces bouquins pour me réfugier dans les lignes que d'autres ont eu le courage et l'inspiration d'écrire.
Les deux Gilbert, bien que non apparentés, racontent les causes de cette période de sécheresse : quand on crée pour quelque chose d'extérieur à soi, la créativité s'échappe, s'envole et, si on ne parvient pas à retourner en soi, à se carapater à la sauce Gilbert, vous pouvez être sûr que vous n'arriverez pas à faire pousser quoi que ce soit de beau, de sensible et de vrai sur une terre devenue trop rocailleuse pour être fertile.
Ma première ambition était parfaitement autocentrée : si je publie mes textes, je n'aurai plus d'excuse, je serai dans l'obligation de continuer à écrire. Il était hors de question de tomber dans l'écueil des trois chroniques abandonnées sur un internet déjà plein d'intentions avortées ; et surtout, d'un retour à l'avant, à ce quotidien dont les rêves d'enfant sont cachés dans un coin, sorte de "on verra plus tard" à la sauce regrets.
Écrire était devenu un effort car j'avais perdu de vue mon intention première : me faire plaisir. Pour se faire plaisir, il faut être bien câblée, bien connectée à soi, bien connectée à la source. La source est apparue quand je me suis autorisée à faire les choses pour rien. Il semblerait que pondre des œuvres acclamées tient de notre capacité à être égoïste pour un temps, connecté à soi souvent, et revenir vers les autres avec une générosité bouleversante : "voilà ce que j'ai été chercher en moi, je pense que ça va relier nos cœurs."
Ma source s'est tarie dès lors que le barrage a laissé passer des impératifs de production, de stratégie et de likes dans ma source. Faire, faire, faire, accomplir, produire. J'avais, pourtant, une envie viscérale de rester dans ce coin d'eau transparent qui ne me disait jamais où aller, comment faire, qui aimer, quoi commenter, pourquoi, comment, dans quel but, à quelle heure et avec qui.
J'ai commencé à écrire en embrassant avec amour l'idée que je ne savais pas où j'allais avec ça. À chaque fois que je me poste devant mon écran, prête à poser la pulpe de mes doigts sur les touches abimées de mon clavier, j'adore ne pas savoir ce qui va s'afficher. J'aime ce moment où, à la lecture de quelques lignes inspirantes ou face à une respiration lente, je sens que je suis prête à raconter une histoire, même si je n'en connais ni la fin, ni les personnages. Je suis excitée de ne pas savoir où je vais, ni où tous ces mots vont me mener. Je ris de n'avoir aucun compte à rendre. Je chéris le lien d'avec cette source de plaisir fabuleux qu'est la rencontre avec les mots, si souvent retenus dans les caves exigus d'un cœur censuré.
Ça m'avait tellement manquée.
Cinq astuces pour réparer une boussole cassée, une chronique publiée courant mai, évoquant les conséquences d’une déconnexion à soi.
Si vous êtes en quête de créativité, je ne peux que vous conseiller le best seller d’Elizabeth Gilbert, Comme par Magie, dans lequel l’autrice raconte comment se connecter à une vie profondément créative.
Jack Gilbert a écrit plusieurs recueils de poèmes, dont vous pouvez trouver une bibliographie en anglais, à la fin de cet article.