Ce soir-là, à peine passé le seuil du restaurant, j’ai été accueillie par un concert de buongiorno sonores. Au comptoir, j’annonçais être attendue : la cheffe de salle pointa du doigt la table réservée par mon collègue deux heures plus tôt. Ce dernier était déjà là : je reconnus le roux mordoré de ses cheveux coupés sur une nuque rougie par la canicule.
Je m’assis en face de lui, toute excitée par la perspective de ce premier dîner entre auteurs. Nous avons pris soin d’attendre l’arrivée des deux autres convives pour parler de mots à coups de Lambrusco. Livre pratique, ouvrage ésotérique et fiction dormante furent évoqués avant que je ne mentionne l’existence de mes chroniques anti-normes et de ses tendances poétiques.
Mon auditoire eut l’air perplexe devant cette production d’écrits hésitant entre essais de poèmes et poèmes essayistes. Face à ce trio pragmatique, je compris que je devais avant tout répondre à la seule question qui vaille : qu’en est-il de mon livre ? Suis-je en train de l’écrire ? Où en suis-je ? Et s’agira-t-il d’une fiction ou d’une non fiction ?
Je répétais, de plus en plus gênée, que je n’avais pas pour ambition d’écrire un bouquin — du moins, que ce n’était pas pour demain. J’ai tenté de parler de ce sentiment d’évidence qui animait mes sessions d’écriture, même si celles-ci étaient parfois poussives, voire stériles. J’ai tenté d’expliquer que je venais de retrouver ma voix et que je réfléchissais encore à mes horizons littéraires.
Mais il n’y eut pas d’écho et la discussion s’arrêta là.
Assurément, j’étais décevante : se rendre à un dîner entre auteurs sans avoir rédigé une ligne d’un livre ? En voilà du culot ! Autant s’attribuer le doux qualificatif de “passive” ou d’”amatrice en cheffe”. Je tournais ma fourchette dans mon plat de spaghetti trop cuits afin de cacher mon malaise.
Les pâtes englouties, j’optais pour une marche digestive en solitaire. Une bise bienvenue parcourait les rues de la ville, aspirant les restes d’une journée trop chaude. Je divaguais : y-a-t’il vraiment des conditions à suivre quand on a envie d'écrire ? Rituels et habitudes, routine et régularité, nombre de mots et chapitrage anticipé : et s'il suffisait d'être connecté ? D'avoir envie ? De laisser l'instinct faire son chemin ?
Je n'ai aucune idée d'où je vais avec ces mots que je vais pêcher, de temps en temps, et que je partage ici, parfois. Je sais simplement qu'ils ont le droit d'exister. Je sais aussi que j’écris sans avoir le projet d’écrire un livre.
Alors… Suis-je une simple auteure, ou une imposteure ?
Pendant longtemps, j’ai pensé qu'il fallait écrire des romans pour se déclarer écrivain. Pas de personnages ni de décorum fantasque ? Adieu les dédicaces !
Pendant longtemps, j'ai imaginé la silhouette du pré-écrivain comme un être fiévreux, enfermé dans son donjon, vomissant l'histoire fabuleuse qui fera de lui un auteur. J'ai vu cette silhouette courbée apposer un point final à ce roman — son roman. Il est en nage, euphorique, si euphorique qu'il se rut au magasin des étiquettes humaines pour se coudre à même la peau le label qui annoncera sa victoire : je suis raconteur d'histoires.
Pendant longtemps, j’ai cru qu'il fallait publier un texte d'une soixantaine de pages minimum, trois cent pages pour être un vrai de vrai et éviter de se la jouer petit joueur devant les éditeurs. Je pensais que seul ce format de livre, qu'il soit grand ou poché, pouvait attester d'une entrée dans la cour des grands littéraires.
Pendant longtemps, j’ai imaginé qu'il fallait suivre un plan pré-établi où les rencontres de personnages sont bercées par des péripéties. Prologue, Chapitres, Dénouement, Épilogue : la bonne élève qui jamais n'a quitté l'école.
Bref : je pensais que seules ces conditions permettaient de se déclarer légitimement écrivain sans passer pour un imposteur miteux.
L’année dernière, défis douloureux et joies infinies se sont enchainées. C'est peut-être cette absence totale de nuances qui a déverrouillé le flux des mots bloqués dans mon corps. À l'intérieur, des étagères suppliciées par le poids de mots négligés, poussiéreux, oubliés dans le coeur, dans les veines, sous les côtes et dans le crâne. Ça allait craquer. Laisser des cicatrices de rêves inassouvis.
Alors, tout est sorti.
Cela n'avait aucune importance que ces récits ne soient pas publiés : il fallait d'abord reconnecter avec le plaisir de laisser les mots s'affoler entre eux. Je ne suis aucunement maîtresse de leur existence et de leurs mariages : la plupart du temps, je les laisse faire leur vie quand ils se pointent, même s'ils ne vont pas bien ensemble. Peut-être même ne vont-ils pas courir sur soixante pages, minimum.
Quelle importance ?
Des mois ont passé depuis l’épisode des spaghetti, encore plus depuis que les mots sont sortis, et je n'ai jamais vraiment essayé d'écrire ce roman de soixante pages minimum. Ce chemin vers ce que je considérais comme la preuve, la légitimité absolue de mon appartenance à la clique des dompteurs de mots est une aventure que je n'ai pas encore envie d’approcher.
Pourtant, ce ne sont pas les idées qui manquent, croyez-le ! Mon imaginaire jamais ne s'épuise d'inventer des histoires farfelues dont les tares humaines en sont, en général, les protagonistes. C'est une autre histoire, si je peux dire, de les choper, ces histoires, et de les modeler sous la forme d’intrigues intrépides ou de réflexions poussées. Cahiers, carnets et claviers récupèrent les invendus. Je suis atteinte du Syndrome de Diogène version littéraire : j'empile les incipits prometteurs sans y mettre tout mon cœur.
Si certains diront que j’ai récupéré ma carte au parti des écrivains du dimanche, qu’il en soit ainsi. Je trouve cela déjà, en soi, plus reluisant que de se taper l'incruste dans la bande des imposteurs miteux. Je me suis lâchée la grappe pour atteindre un sentiment de paix inattendu avec mon statut "d’”écrivain sans livre”.
Seriez-vous si étonné si je vous disais que, grâce à ce lâcher-prise aigu, mon imaginaire comme ma productivité n’ont jamais été aussi féconds ? Que se passera-t-il si je me fous encore plus la paix d’avec les convenances et les conditions pré-supposées ?
Peut-être un livre de soixante pages, minimum.
Commencer la matinée en te lisant. Ça augure forcément une belle journée ! Merci pour ces mots qui font écho, comme toujours.
J’ai la sensation que même en écrivant 60 ou 300 pages, la reconnaissance d’un statut sera toujours associée à la reconnaissance d’un public dans l’imaginaire collectif. La première question « qu’en est-il de ton livre? » sera donc suivie du « as-tu été publiée ?» puis d’un « alors ça a été vendu ? » puis « le prochain c’est pour quand? ». Roue de hamster.
Soyons juste heureuses et créatives.
Marc Aurèle écrivait d’abord pour lui-même, en marge du tumulte, pour garder la clarté du cœur. Il ne savait pas qu’un jour ses pensées deviendraient des lanternes pour d’autres.
Tu écris, toi aussi. Et c’est déjà assez. Assez pour que le feu tienne, assez pour que le vivant circule. L’essentiel n’est pas la forme, ni même la finalité, mais la vérité de l’élan. Ce besoin intérieur, cette poussée obscure qui cherche à naître — même sans livre, même sans titre, même sans fin.
L’écriture est une danse avec l’invisible. Elle prend parfois la forme d’un roman, parfois celle d’un cri, d’un poème ou d’une lettre à soi. Peu importe.
Tu n’as pas à mériter l’étiquette d’écrivaine.
Tu l’es, car tu prends soin des mots.
Tu les honores, tu les invites, tu les laisses surgir.
Et ça, vois-tu, c’est déjà une offrande au monde.
Alors bienvenue, non pas dans un club, mais dans la grande traversée.
Celle où les mots ne prouvent rien, mais révèlent tout.