Clac, clac, clac, clac, clac.
Je me relève en me demandant si mon dos ne va pas pousser le même petit cri que ma cisaille à haie dont les jambes de métal font tomber les mauvaises herbes avec un appétit d'ogre. Il pleut à verse depuis des semaines et, mon nouveau logement ayant été libre de toute présence humaine pendant plus d'un mois, le jardin s'est joyeusement laissé aller à sa fibre rebelle. De longs brins fins et verts surgissent en pagaille, dévorant les dalles blanches de la terrasse comme des cheveux mal peignés. Cette jungle cède tout de même la place, ça et là, à quelques fleurs de pissenlits. Haute de près d'un mètre, l'herbe nous donne un aperçu de la franche facilité avec laquelle la nature reprendra ses droits quand les humains en auront terminé avec leur plan d'auto-destruction.
Les cartons éventrés attendent derrière moi que je me libère de cette contemplation verte alors que je reste perdue dans un souvenir dans lequel, du haut de mes sept ans, je regarde une œuvre magique se déployer sous mes yeux ébahis : un timide bout de tige ornée d’une feuille. Quelques jours plus tôt, à l'ombre du gigantesque chêne de la cour de récréation, mes camarades et moi-même avions pour mission de planter une graine et un bout de coton humide dans un lopin de sol cerné de béton. En découvrant la métamorphose naissante, je me demande par quel miracle ce qui ressemblait il y a peu au mariage d'un grain de sable et d'un caillou était devenu plante.
Des années plus tard, j'admire ces herbes folles calées à l'arrière de ma maison. Je n'y connais pas grand chose en terre, en bêche, en graines ou en paillage, et il ne fait aucune doute que l'urbaine que je suis a probablement une vision bien trop romantique du jardinage, mais qu'importe : cette jungle offre la plus parfaite excuse pour partir de zéro et comprendre comment tout cela fonctionne.
Tout cela, je ne sais pas exactement ce que c'est, comment ça marche. Je ressens un mélange de tristesse et de honte devant ce constat. Planter de petites graines dans un bain de coton mouillé me semble bien naïf désormais… Par où commencer ? Ces graines ont-elles besoin d'un terreau particulier ? Ces bulbes risquent-ils de se faire manger par les limaces du coin ? Est-ce que je ne risque pas de défoncer les corps flasques des vers de terre en utilisant un outil cranté ? Vais-je voir naître des tiges et de petites feuilles si je cale mon potager à côté de ma haie ?
Force est de constater que je suis tout bonnement incapable de connaître ce que je nommerai "les bases de la vie", c'est-à-dire la connaissance à minima ce qui se passe autour de moi, dans une vision nettement moins anthropocentrée. Toute cette magie souterraine, je devrais la connaître, non ? Je devrais au moins y être connectée. Je me sens dépendante et dépourvue d'un savoir-faire vital autant qu'ancestral. Je suis proprement inapte à me nourrir moi-même, tel un nourrisson perdu sans la tétée maternelle. Mon lien de vie, de subsistance, c'est le supermarché.
J'aimerais retrouver la magie de mes sept ans, quand la petite tige verte a poussé la terre pour voir le jour.
L'inscription à la bibliothèque de ma commune a été l'une des premières démarches réalisée après ma contemplation des herbes folles. Après tout, la lecture a toujours été la terre d'accueil de mon imaginaire et de mon anxiété : lire me plaît et m'apaise, qu'importe si les lignes d'un ouvrage m'emporte sur une autre planète ou raconte des histoires plus Terre-à-Terre.
La médiathèque de ma nouvelle ville est petite mais fournie d'ouvrages divers et variés. Quel plaisir de découvrir tout ce que ces rayonnages me réservent ! Je passe la main sur les dos de romans, de bandes-dessinées et d'essais, avant que mon choix ne se porte sur un livre au titre d'actualité : Apprendre à ralentir1.
Ce n'est pas la première fois que mes étagères accueillent des essais autour de la notion de lenteur : depuis des années, l'Éloge de la lenteur2 de Carl Honoré s'est fait une place de choix parmi mes livres de chevet. Honoré a découpé son apologie du ralenti en plusieurs chapitres, dont l'un rapporte une expérience culinaire vécue dans un restaurant où il était formellement interdit d'amener son téléphone portable, l'objectif sous-jacent étant que chaque convive puisse prendre le temps de saliver, de goûter, de croquer, de mastiquer, de ressentir pleinement les saveurs cuisinées. L'épisode veut que l’auteur et son compagnon de table ont passé des heures carrées à discuter autour de bons petits plats, laissant le temps à leurs cerveaux (et à leurs estomacs) de digérer cet instant de partage et de gourmandise.
Quand est-ce la dernière fois qu'un épisode de ce genre vous est arrivés ?
Si Éloge de la lenteur m’a séduite, je ne sais que penser de Apprendre à ralentir, dont la réflexion politico-concrète est polluée par sur des leçons de morale facile et des complaintes désuètes. Derrière des sermons peu convaincants de type “c’était mieux avant” se cache cependant une apologie des vertus de la lenteur, de celles dont je suis de plus en plus à la recherche : la patience, l'observation, la réflexion et l'autonomie. Sous ces vertus, un même fil rouge : le temps.
Du temps. De la longueur. Des minutes qui s'égrainent. Des jours en jachère, des heures de soin et d'efforts, des semaines de patience… Un temps qui va permettre d’entrer en soi, d’être seule avec ses pensées, de faire preuve de patience et de bienveillance pour que ce qui est caché puisse voir le jour, malgré les aléas incontrôlables que la vie amène.
Il y a peu encore, je baignais dans un environnement professionnel où la patience a laissé place aux solutions bricolées et éphémères ; où l'observation et la réflexion doivent être menées tambour battant car les ressources manquent et les projets “doivent” s'enchainer ; où l'autonomie se gagne à coup de formation ingurgitées en une journée. Je suis biberonnée à la rapidité. Comment vais-je pouvoir m'enraciner dans un temps long, parfois stérile ?
À l’heure de ma pause imposée, je cherche des réponses. Peut-être que l’une d’entre elles se trouve dans ce choix de couper les herbes folles de mon jardin emmêlé avec rien d’autre qu’un coupe-haie manuel. Je reste mal à l'aise d'arriver avec mes gros sabots de débutante sans savoir si je fais du mal aux gendarmes et aux papillons en coupant des tiges avec ferveur, mais quel plaisir de défricher ces kilos d'herbe filasse et de terre molle, bataillant comme si l'une avait cherché à étouffer l'autre à coup de trèfles et de chiendent.
Savez-vous ce que j’ai dégoté sous cette couche de perruques punk ? Une balle de tennis ternie, quatre fourmilières, une crotte de chien séchée, un sachet de bonbons, un bout de plastique déformé et une collection de pissenlits jaunes en devenir. Sous cette première couche, une terre mal-en-point, un sol meuble, une herbe souffrante, un jardin qui a besoin d’attention et de soin. Et sous cette seconde couche, un tas être humain qui a aussi besoin d’attention et de soin.
“Cultivons notre jardin”, disait-il. Et cela, il semble que seul le temps et ses vertus peuvent l’offrir.
Blaise Leclerc, Apprendre à ralentir : plaidoyer pour un monde apaisé, Terres Vivantes, 2021.
Carl Honoré, Éloge de la lenteur, Marabout, 2013 (réédité en 2023).