
"Appartement orienté sud-ouest, avec vue imprenable sur la montagne".
Je tique à la lecture de cette expression vue et revue : aperçoit-on bien les collines alentours, ou bien le bout d'un haut sommet dans le coin supérieur droit d'une fenêtre ? Les photos me rassurent : la vue sur les montagnes semble imprenable, en effet.
En bonne millenial urbaine qui se respecte, j'ai choisi de trouver refuge dans une tour aux murs de pierre pour échapper au mouvement du monde pendant quelques jours, tout en me promettant mollement qu'un jour moi aussi, je quitterai la ville pour planter des carottes dans un carré potager.
J'ai réservé le logement deux jours avant de m'y rendre, comprenant que j'avais besoin de renifler les parfums de fleurs juste écloses pour me requinquer. Et puis, la ville était si vide et si calme, en ce long week-end de mai, que j'en étais mal à l'aise… Autant l'immobilité est attendue quand on habite un village, autant les rues désertes, les magasins clos et les bâtiments fermés d'une commune d'habitude bourdonnante donnent la sensation d'être la seule survivante d'une apocalypse silencieuse.
À mon arrivée, la terrasse est bien ensoleillée, l'herbe est bien verte, les buissons bien touffus. J'entends une oie qui cacarde joyeusement dans un magnifique jardin, en contrebas de ce donjon de pierres transformé en Airbnb cosy. En plus de son orientation et de sa vue, j'ai réservé ce logement pour son ambiance : rideaux de velours rouge, murs de bois foncé, vue imprenable sur les massifs du Languedoc. Cerise sur le gâteau : un petit bureau de bois calé dans l'angle de la pièce principale, où je me vois déjà en train d'écrire un soir, dos courbée, lumière tamisée, flow enclenché — cliché parfait.
Tout cela est exactement ce dont j'avais besoin pour continuer ma pause imposée.
Je pensais ne pas être comme les autres, esprit fièrement unique parmi les huit milliards de compagnons de la même race que moi. Je me croyais suffisamment intelligente pour ne pas être prise au piège d'injonctions, suffisamment rebelle pour ne pas tomber dans des impératifs sociaux, suffisamment butée pour tracer mon chemin sans être atteinte par des ordres donnés à coup de vidéos, de formations ou d'images parfaites.
Pendant deux années, je me suis plongée dans un bain pressurisant, me gavant de méthodes toutes faites pour être plus riche, plus productive, plus remarquée, plus unique, plus courageuse, plus demandée, plus audacieuse. Je me suis noyée dans la masse de vérités générales pour être meilleure, pour être productive, pour être visible, pour être in, pour réussir, pour être épanouie, pour convertir, pour faire partie de la clique, pour gagner de l'argent. J'ai absorbé des conseils délivrés à coup de phrases pré-mâchées, découpées en micro-paragraphes, évidées de mots compliqués, amputées de profondeur.
Je porte la responsabilité de ma surchauffe mentale : personne ne m'a obligée à ingurgiter cette masse de conseils quotidiens, délivrés par voie de presse, de réseaux, de newsletters, de vidéos, de bouts de texte ou de visuels léchés. Personne ne m'a forcée à suivre les recettes du succès à la lettre. Personne ne m'a contrainte à être présente sur un réseau en particulier. Personne n'a exigé que je scrolle dans l'infini du vide pour savoir, comprendre, apprendre, suivre, pratiquer, adhérer, faire comme, quite à en perdre le nord.
Personne.
Personne ?
Je suis en pause car trop à l'ouest. En pause de tout, si ce n'est de cette nécessité de respirer, largement, longuement, obstinément pour reconnecter avec de petits bouts de joie. C'est pour ça que je regarde les forêts étalées sur les montagnes. On dirait une mer de vagues vertes. Quelques voix d'humains se font entendre, mais ce sont surtout les moineaux qui s'en donnent à cœur joie, sur les branches qui picorent la façade de la maison de pierres.
Une nouvelle journée s'annonce lumineuse. L'église du village me réveille doucement, me rappelant toutes les demies-heures que le temps passe et que je peux l'accueillir sereinement, sans courir. J'ai déjà hâte d'ouvrir grand la porte-fenêtre pour respirer de large bouffées d'air frais. En ce doux matin de mai, des odeurs de fleurs excitées par le jour levant se font sentir. Il fait encore un peu frais pour prendre le petit-déjeuner dehors, face aux montagnes. La petite table cachée par une nappe verte attendra le déjeuner pour rencontrer le soleil.
Que vais-je faire aujourd'hui ? Ah non, j'avais oublié : je ne dois rien faire de particulier.
S'il est une chose universelle chez l'humain, c'est sa propension à apprécier un moment quand il n'est pas encore arrivé. Ce fut mon cas avant ma découverte dans la tour aux rideaux rouges : je m'étais imaginée passer la journée sur une chaise, les pieds posés sur le garde-corps du balcon, lisant un paquet de bouquins tout en me dorant la pilule. Et éventuellement, me rendre aux quelques spots locaux repérés sur des blogs touristiques, à l'est du village.
Et là, plus rien. Ma seule obligation est de ne pas en avoir. C'est plus difficile que ce que je pensais, mais en voyant les montagnes bordées par le soleil couchant, je savoure l'instant autant que ce moment où, quelques jours plus tôt, j'ai décidé de tout mettre à l'arrêt.
C'est très étrange, d'avoir le temps. J'ai perdu l'habitude. D'habitude, j'ai toujours un plan à suivre, une direction à emprunter, des obligations à remplir, des messages auxquels répondre, des recherches à faire, des livres à lire, des onglets à parcourir, des rendez-vous à honorer, des repas à préparer, des sourires à distribuer, des contenus à rédiger, des résultats à délivrer, des routines à cocher, des appels à passer, des podcasts à écouter, des amis à combler, des clients à rassurer, des listes de courses à partager, des sorties à organiser, des formations à assimiler…
J'ai lu deux lignes de mon bouquin avant d'agiter mon pouce sur mon téléphone, dans un automatisme si franc que je ne me suis pas rendue compte du passage de la page à l'écran. Culpabilisant de ne pas lire, je pose l'objet de tous les dangers loin de moi pour ne pas être tentée de regarder les dernières vidéos de la vie de gens que je ne connais pas1.
Je reprends ma lecture. Au bout de deux pages à moitié mémorisées, je me sens inspirée pour écrire. Hop, ordinateur sur les genoux et cliquetis de doigts sur le clavier. Et puis non, je préfère regarder un film.
J'ai envie de dormir.
Autant en profiter pour m'allonger sur le transat et regarder les montagnes. Écouteurs, téléphone et livres interdits : juste le regard ouvert sur la beauté du paysage, en pleine conscience. Tant qu'on y est, autant embrasser le poncif de la trentenaire anxieuse qui cherche à s'apaiser du mieux qu'elle peut en piochant dans des versions hasardeuses de sagesses bouddhistes exportées.
J'ai trop chaud.
Je crois que je vais aller me balader. Ou bien prendre une douche. Ou bien cuisiner. Ça me ferait plaisir ça, de cuisiner. Ou bien d'aller vers le Sud, marcher en bord de rivière ?
Mais qu'est-ce que je dois faire ?!
Je suis perdue face au rien. Ou, plutôt, face au tout, face à la possibilité du plaisir et des choix heureux. Je suis comme agitée comme une canette de soda secouée mais pas encore décapsulée. Impossible d'être lente, de ne faire qu'une chose à la fois, de prendre une décision, de me concentrer plus de cinq minutes sur une activité, de profiter du paysage, de ralentir mes gestes, de déjeuner sans écran, de tenir en place, de respirer pour de vrai. Je n'arrive même pas à rester une heure sans avoir mes écouteurs dans les oreilles, à bourrer mes tympans de sons, pourvu qu'il n'y ait pas de silence.
Comment fait-on pour réparer une boussole interne cassée ?
Pourvu qu'on me donne une recette toute faite parce que je me sens sérieusement désorientée…
Je parle de la relation étrange que j’entretiens avec Instagram dans la chronique “Le double des clés”.
Et comment arrives-tu malgré tout à trouver la paix et l'inspiration ? Hyperactive ?
On est vite poussés à une certaine hyper activité, et en redescendre peut être assez acrobatique.
Tu as fais le bon choix en allant te ressourcer face à la nature et en laissant de côté les taches et outils. Donnes-toi le temps de la transition 💛