Quand même !
De la sempiternelle question : peut-on être écrivain si l'on n'écrit pas tous les jours ?
J'ai toujours été très amoureuse de l'image de l'écrivain penché par-dessus son bureau de chêne foncé, absorbé par la découverte des multiples aventures des personnages sorti de lui. C'est cela : absorbé et sorti, connecté à l'intérieur pour laisser des choses sortir à l'extérieur. L'écrivain est là sans être là : il est un corps tangible mais connecté à quelque chose plus grand que lui. Témoin de cette transe enchanteresse, une grande bibliothèque calée contre un mur de pierres haut-de-plafond, à la manière d'un manoir dont les grands rideaux rouges laissent peu de chance à la lumière de venir éclairer cette antre sacrée.
Je la cherche continuellement, cette image du manoir aux rideaux rouges, surtout quand je décide de m'évader de mon traditionnel train-train pendant quelques jours pour aller me perdre sur des sentiers nouveaux. Je le cherche, ce tableau, sur les photos plus ou moins floues de Airbnb locaux que je m'en vais rejoindre pour voir d'autres paysages, sentir d'autres énergies, côtoyer d'autres humains — qu'importe, tant que je déconnecte de l'habituel.
Lors de ma dernière retraite hors "vie normale", j'étais très excitée à l'idée d'arriver dans cette location à flan de colline puisqu'à l'angle d'une pièce unique, un bureau de bois brun me faisait du gringue. Et il y mettait du cœur, avec sa petite bibliothèque attenante dont la vitre reflétait un rideau de lin rouge. Ah, nous y voilà ! J'allais enfin devenir la protagoniste de ce tableau fantasmé. À moi les soirées inspirées et les histoires fabuleuses…
Ou pas.
Ce séjour-ci a été loin d'être aussi littéraire que prévu. Les mots arrivaient dans le désordre. Ils ne se parlaient pas. Ils se parlaient mal, même. Je forçais le passage et rien n'y faisais. J'en suis même arrivée à LA conclusion que, peut-être, je n'étais pas vraiment écrivaine (ou, en tout cas, pas une vraie). J'étais sotte : je savais très bien que la réalité allait être plus décevante que le fantasme. Parfois, il est préférable de rester sur les terres du rêve…
À cette période de l'année (et de ma vie, d'ailleurs), quand je me suis retrouvée à gigoter dans tous les sens en culpabilisant de ne pas m'asseoir à ce bureau de chêne foncé, j'étais franchement larguée. Je répète souvent à mon ego avide d'anticonformisme que je suis un cliché vivant de la Millenial qui traverse une crise professionnelle autant qu'existentielle et qui, dans une tentative légèrement décousue de trouver des réponses à ce passage à vide dans un monde un chouilla bancal, enlève des couches de "gentille fille" pour voir ce qu'il y a dessous.
En-dessous, il y a eu les mots. Ils ont toujours été là, tout cachés, tout honteux, tout tus. J'ai atteint la couche des mots secrets l'hiver dernier, alors que j'étais hors de chez moi (et hors de Moi). Comme l'écrivain transi suivant avec peine des personnages qui prennent leur indépendance, j'ai goûté au package intérieur-extérieur au rythme des flocons tombant au sol : en interne, le feu d'artifice, le cœur, le flux d'une connexion créative magique ; à l'extérieur, des bouts de récit qui trouvent naturellement leur place dans le monde, le vrai monde, cette terre rationnelle sur laquelle de dragons il n'y a jamais eu.
Lors de ma dernière retraite d'écriture (et son allure de cour d'école dissipée), ce flux et moi, on s'est connecté, mais sans s'enlacer vraiment. Qu'il devenait ténu, ce fil aussi magique qu'apaisant… Comme s'il me faisait la tête. Comme s'il avait donné ce qu'il avait à me montrer. Comme s'il en avait marre d'être mon guide. Comme s'il fallait pas pousser mémé ou demander le cul de la crémière. Désormais, c'était son meilleur ennemi qui prenait sa place. Mais si, vous le connaissez ! C'est ce murmure qui se glisse dans vos oreilles, grommelant comme un petit vieux qui ronchonne, et qui finit par vous sortir son éternel "rhooo… Quand même !"
Quand même, vous devriez vous y mettre !
Quand même, vous devriez vous forcer !
Quand même, vous devriez avoir plus d'ambition !
Quand même, vous devriez avoir une routine d'écriture !
Tu crois quand même pas que c'est comme ça que tu vas devenir écrivaine ? (Oui, le petit vieux se met à vous tutoyer quand vous ne l'écoutez pas).
Rester dans le fantasme, ou le vivre ?
Qui du flux magique et de papi ronchon a raison ?
En octobre 2023, tandis que je plongeais un peu plus dans un quotidien dopé d'émotions peu fameuses, je me suis fait une promesse : le prochain été sera dédié à l'écriture. Deux mois où moi et mon ordinateur, nous aurions une longue conversation. J'écrirai au moins cinq heures par jour ce roman que je dois pondre, si je veux vraiment devenir écrivain, si je veux prouver au monde entier que je suis autrice. Et ce sera moi, la personnage principale de ce manoir littéraire qui accueille avec dévotion les mondes bizarres des auteurs torturés.
Le mois de juin 2024 s'achevait quand je me suis soudain rappelée cette promesse faite à moi-même. Pourtant persuadée que j'allais embrasser la venue de ce moment-clé, je l'avais, au final, complètement zappé. C'est qu'entre-temps, depuis près de deux mois, je voguais nonchalamment dans un temps débarrassé de toute ambition quelconque — et c'était merveilleux !
Sauf que juillet pointait le bout de son nez… Repos ou pas, hors de question que je sois cet adulte qui décale toujours ses rêves à "plus tard". C'était le moment : soixante jours, regard sur l'écran, boum !
C'est ici que je devrais insérer un appel à l'action pour que vous achetiez mon roman à paraître en 2025… Sauf que ce roman n'existe pas.
J'ai mollement tenté le coup, en inscrivant des plages d'écriture dans mon agenda estival. J'ai négligé une routine d'écriture finalement bien fadasse. J'ai rencontré un personnage, une meuf plutôt sympa, mais je n'ai pas été attentive à ce qu'elle voulait me raconter.
J'ai été parfois ennuyée de lire les décomptes de mots rédigés par des auteurs threadiens1. J'ai été saoulée de lire des phrases rappelant qu'un écrivain professionnel prend la plume tous les jours. J'ai culpabilisé de ne pas prendre plaisir à écrire. J'ai culpabilisé de ne pas écrire du lundi au dimanche.
Et pourtant, je n'ai jamais autant écrit.
Quand l'été s'est installé, cela faisait des mois que j'avais recommencé à écrire et que je m'y tenais sans m'y accrocher. Je m'y tenais parce que c'était évident, nécessaire, nourrissant, et surtout très amusant. J'aurai même tendance à dire que j'entretenais une relation passionnelle avec des chapitres qui naissaient comme par miracle, sans préavis, de mon clavier.
J'ai compris que je n'avais pas envie de rencontrer des personnages. Viendra, viendra pas. Ce roman fantasmé, cet objet imaginaire, n'existera peut-être jamais. Peut-être aussi que je serai un jour la première à prescrire une ordonnance d'écriture quotidienne pour tous ceux qui veulent devenir de "vrais écrivains". Mais aujourd'hui, entre deux vagues de canicule, alors que je commence à dépiauter le cocon estival dans lequel je m'étais installée, tout cela n'a aucune importance.
En ce moment, je rêve grand, jusqu'à dessiner les contours du job de mes rêves : écrire, voyager, parler de ce qui me semble absurde, et gagner de l'argent avec les mots, tant qu'on y est. Si je pouvais me lever régulièrement pour écrire ces chroniques, griffonner des poèmes dans mon carnet, vivre des expériences nouvelles et me questionner sur cet étrange animal qu'est l'humain, j'en serai très heureuse.
Je serai encore plus heureuse si je ne faisais pas que ça.
Passer mon temps à écrire ne me convient pas.
Avoir un objectif de quarante-vingt-douze mots par jour ne me convient pas non plus.
Écrire un roman ne m’enchante pas — en tout cas, pas maintenant (et ce n’est pas grave).
Est-ce que ça veut dire que je ne suis pas autrice ? Que je suis une fraude ? Qu'on va me regarder de haut, en hésitant entre dédain et pitié ?
Et bien… Pardonnez la formule peu littéraire, mais je crois bien que je m'en fous. Je m'étais fait la promesse de consacrer mon été à l'écriture, les yeux rivés sur mon clavier pendant des heures pour bricoler un récit qui fera naître, dans les yeux d'autrui, ce foutu sentiment d'appartenance que nous recherchons tant. Au final, ces deux mois d'été ont forgé trois révélations :
Je n'ai jamais vraiment eu l'ambition d'être cet écrivain envoûté (ou encroûté) dans son manoir ;
Si je souhaite que la créativité vienne me tenir compagnie, je dois tout faire… sauf passer mon temps à écrire. Ce n'est pas en passant mes journées à baver devant Word que j'apposerai le tampon "écrivain".
Je n'ai aucune obligation à avoir une ambition littéraire découpée en blocs de temps. Pour la première fois, je suis en paix avec l'idée que le plaisir de marier des mots ensemble est ce qui compte vraiment. Pour la première fois, je me libère de l'éternel couple de Papi ronchon, et autres répliques désaccordées qui ne manqueront pas de venir me chatouiller l'oreille en me rappelant que je ne suis pas “une vraie”. Qu’importe.
Dans l'un de ses articles, l'autrice britannique Emma Gannon évoque son refus de répondre à une requête redondante de la part des médias : rédiger une chronique sur sa routine d'écriture. La raison en est simple : Gannon, l'une des plumes les plus suivies de Substack et génitrice de plusieurs best-seller, n'a pas de routine d'écriture. Comme elle le répète, sa routine revient à avoir un carnet et un stylo à proximité. Elle écrit souvent depuis son lit quand elle a le temps, quand elle le sent, généralement le dimanche.
J'ai justement écrit cette chronique un dimanche, de manière totalement anarchique, d'un trait, après cinq jours d'inactivité littéraire totale.
Et quand bien même j'aurai pu avoir la curiosité de regarder, je n'ai aucune idée de son nombre de mots.
Threadiens pour parler du contenu de l’application Threads.
J’adore ta plume. Peu importe sa régularité. Elle m’emporte toujours. Et le reste, on s’en fiche ! Merci d’écrire.
Salut,
Je découvre par hasard cet article, au détour d'un commentaire sur un autre Substack.
Etant de ceux qui galèrent aussi avec les injonctions à la régularité (j'ai cru apercevoir un article amour/haine des réseaux sur ta page), ton article me parle !
Mais plus important : tu as une très belle plume, tes mots sonnent justes. Tu as des choses à dire et tu les dis bien. Tu peux continuer à écrire tranquille et sans pression (😉), tu trouveras des gens pour te lire !